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Aux Deux Magots
Jean-Paul Caracalla
La Table Ronde, La Petite Vermillon, n° 501, essai, 120 pages, septembre 2023, 7,50€


Les Deux-Magots, pour les lecteurs, c’est avant tout un prix littéraire, mais les magots dont il est question ne sont pas à considérer au sens de butin, ni même du singe des naturalistes : il s’agit ici d’un lieu dont le nom vient d’un autre sens du terme, à savoir un bibelot figurant un personnage plus ou moins grotesque, sculpté ou modelé, provenant ou imité de l’Extrême-Orient. Ce sont donc deux personnages chinois, qui, adossés à l’un des piliers de l’établissement, auront au fil des décennies été témoins des mues successives de l’endroit, et de la naissance d’un prix décerné chaque année depuis 1933.

Mais ces deux personnages, d’où viennent-ils exactement ? Nul ne le sait, et nul ne le saura sans doute jamais. “La vie de Ramsés II, né il y a treize siècles ”, écrit plaisamment Jean-Paul Caracalla, “est plus documentée que celle de ces mystérieux personnages.” Ils sont en tout cas apparus il y a plus de deux cents ans. C’est en effet en 1813 que le magasin de tissus « Aux deux Magots » ouvre rue de Buci. Desabie, le propriétaire, commande à Albert de Pujol, de l’Académie des Beaux-Arts de Paris, une fresque orientaliste pour son magasin. La mode étant alors à l’orientalisant, on peut supposer que Desabie ait également fait l’acquisition des fameux deux magots. Desabie meurt en 1838, mais le magasin continue à prospérer. Anatole France, dans ses souvenirs, s’en fait l’écho : “Le magasin me semblait d’une étendue et d’une magnificence impossibles à surpasser. Dans cet antre rempli de trésors chatoyants, la vue des étoffes, des tapis, des broderies des plumes, des fleurs me jetait dans une sorte d’extase (…)Anatole France admire également la composition d’Albert de Pujol, une “jeune chinoise avec ses cheveux relevés par un peigne et ses accroche-cœurs sur les tempes.”

C’est le grand essor du shopping et des vitrines Mais les locaux de la rue de Buci, même si le magasin empiète à présent sur l’ancien logement du comte de Montesquiou et d’Alexandre Dumas, deviennent trop étroits. Les Deux Magots arrivent donc dans les années 1870 au carrefour Rennes-Saint Germain. Si la toile qu’admirait le jeune Anatole France n’a pas résisté au déménagement, les statuettes y sont transportées sans dommages : depuis près de deux siècles, ils y sont fixés à l’équerre sur le pilier porteur de la salle. Nul n’y a jamais prêté attention, mais ils recèlent bien des mystères : leurs visages ne sont pas asiatiques, leurs mains trouées ont à l’origine porté des objets, l’un est doté de ce qui ressemble à un bonnet afghan et d’un collier de grosses perles de bois, tous deux sont assis sur des socles décorés de grecques où pendent des clochettes d’allure tibétaine.

« Boulay a dans l’idée de faire des deux-Magots un lieu dans la lignée du Procope, de La Régence, du Café des Chartres ou du Foy de jadis, longtemps réputés pour leur illustre clientèle. (…) Auguste Boulay veut que son café soit le lieu de rendez-vous d’une clientèle hétérogène où se mêleront bohême, poètes, philosophes, musiciens, éditeurs, libraires…  »

Mais les deux personnages de bois ne resteront pas longtemps dans la calme feutré d’un magasin de tissus. Lentement, Paris se métamorphose. C’est l’époque des grands magasins, dont les inaugurations se succèdent durant tout le XIXème siècle. Tout comme les grandes rénovations urbaines et le déplacement des centres d’attraction de la capitale, ils vont porter un coup lent, mais fatal, à l’entreprise. En 1888, le fonds des Deux Magots est racheté pour être converti en café-liquoriste. L’affaire ne fonctionne pas, elle passe de main en main. En 1917, Auguste Boulay, investisseur visionnaire, considère le potentiel du quartier à la lumière des travaux de prolongement du boulevard Saint Germain jusqu’à la Seine. Il flaire le bon coup. Il a pour projet de faire des deux Magots un café artistique et littéraire dans la ligné du Procope ou du café de la Régence. L’époque est propice, de hauts lieux spirituels s’étiolent, comme le Café Tortoni, fermé en 1893, ou le Café Anglais, disparu en 1913 : le temps est venu de créer un haut lieu destiné aux célébrités. Boulay ne lésine pas sur les moyens pour la rénovation, le pari fonctionne.

Tout change, donc, sauf les statuettes de bois, les deux magots à la fois inamovibles et imperturbables. Elles voient passer bien du beau monde, dont l’écrivain Alexandre Arnoux qui les nomme Sou-ché et Tsou-chi et imagine leur existence pensive et leur confrontation au mystère de l’indéchiffrable « stogaM xueD esD efaC » qui n’est pas sans évoquer le fameux « Moor eeffoc » de Gilbert Keith Chesterton. Léon Paul Fargue, François Mauriac, André de Richaud, Vercors, Paul Léautaud, James Joyce, Vladimir Nabokov, Sinclair Lewis, on n’en finirait pas de citer les célébrités littéraires qui à un moment ou à un autre ont eu leurs habitudes aux Deux Magots. Un établissement qui ne recèle pas que d’impondérables souvenirs mais dont les archives possèdent des pièces originales, dont un courrier manuscrit de Boris Vian.

Quant au prix des Deux Magots, dont tous les lecteurs ont entendu parler, il n’est pas le sujet central de cet essai. S’il est abordé avec une relative discrétion, sans doute est-ce parce que Laurence Caracalla, qui a terminé l’ouvrage après la disparition de Jean-Paul Caracalla et en a signé la préface, fait elle-même partie du jury de ce prix. Un prix créé par divers auteurs sans en avoir informé le propriétaire, qui, lorsqu’il l’a appris, a néanmoins joué le jeu avec enthousiasme. On connaît la suite, un auteur récompensé chaque année ou presque depuis 1933, et dont le tout premier, Raymond Queneau, a parfaitement résisté à l’érosion du temps. Parmi les auteurs distingués par le prix des Deux Magots, on notera François Coupry dont nous avons chroniqué « Merveilles » et « L’Agonie de Gutenberg ».

Court, plaisant, coloré par des apparitions d’excentriques, « Aux Deux Magots », en à peine plus de cent pages, balaie deux siècles de la vie parisienne. Abordant les arts et les lettres par un angle original, il invite le lecteur à se plonger dans les marges toujours passionnantes de l’histoire littéraire.


Titre : Aux Deux Magots
Auteur : Jean-Paul Caracalla
Couverture : Romain Bernard
Éditeur : La Table Ronde
Collection : La Petite Vermillon
Site Internet : page roman (site éditeur)]
Numéro : 501
Pages : 120
Format (en cm) : 10,7 x 17,8
Dépôt légal : septembre 2023
ISBN : 9791037112804
Prix : 7,50€


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Hilaire Alrune
19 mars 2024


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