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Je connais des îles lointaines
Louis Brauquier
La Table Ronde, collection La Petite vermillon, n° 121, poésie, 571 pages, avril 2018, 10,50€

Durant la plus grande partie de son existence, Louis Brauquier aura vécu aux quatre coins du globe. Peu intéressé par la gloire, les cénacles, les écoles littéraires, contre lesquelles il mettait en garde ses amis, il a mené sa vie de poète dans une relative discrétion. Avec « Et l’au-delà de Suez » (1923), « Le Bar d’escale » (1926), « Eau douce pour navires » (1930), « Liberté des mers » (1941), « Écrits à Shanghai » (1950), et « Feux d’épaves » (1970), ce volume rassemble ses poésies complètes.



« Les grandes brises (…) / éventent l’île obscure / échevelée de sisal / foulée de zébus en hordes / blocs de graphite et d’or / allongée, immobile au large du Mozambique. »

Quelques références littéraires proclamées, Homère, Arthur Rimbaud auquel il consacre un long poème, mais aussi Emile Sicard, Whitman ou Thomas de Quincey ( “Thomas, le mangeur d’opium visionnaire”), d’autres références moins évidentes, d’autres sans doute plus cryptiques : l’homme n’aimait ni les écoles ni les cénacles, aussi ne faut-il pas s’étonner d’influences éclectiques, de tonalités changeantes. Si à ses débuts on devine plus d’une influence classique, avec des traits antiques (“Sur l’horizon en feu et pourpre des empires”), romantiques, baroques, on le voit s’orienter de plus en plus vers une poésie personnelle ( “Transatlantiques noirs, sur des horizons roses / Qui semblent faits d’un vol immense de flamants” ) et vers des thématiques dominées, quoique de manière non exclusive, par ce qui l’a toujours attiré : les voyages, le grand large, les autres terres.

Homme des Messageries Maritimes, Brauquier se fait le chantre des paquebots, des comptoirs, du commerce. Il décrit ce qu’il voit, chante les activités qu’il exerce ou côtoie. Shangaï, Colombo, Nouméa, Sydney, l’Egypte, Djibouti, on ne compte plus ses lieux d’affectation, ses lieux de passage, ses lieux d’écriture. Mais il semble qu’il n’en ait jamais assez : à intervalles réguliers, la carte et la fascination qu’elle exerce, reviennent dans ses poèmes. Et l’un des plus singuliers d’entre eux, sobrement intitulé “La carte chante”, ne comprend pas plus de dix mots, dont huit sont des destinations, qui suffisent à porter le poème, à faire naître le rêve.

Si Louis Brauquier apparait donc comme l’homme qui admire des « couchants d’or dans les mâtures » et fait chanter cartes et mappemondes, il ne faudrait pas pour autant ne voir en lui qu’un amateur d’exotisme à l’ancienne, un fabriquant de vignettes rapidement défraichies, un faiseur de vers rapidement surannés évoquant ces affiches lithographiques et autres « travel posters » des années trente que l’on qualifie à présent de « vintage », et qui vantaient avec élégance trains, paquebots, schooners et destinations lointaines.

Chez Brauquier, en effet, le passé n’est pas, comme chez nombre d’auteurs, exclusivement et involontairement subi. Il apparaît très tôt, dès ses premières œuvres, compris, accepté, et, d’une certaine manière, anticipé. Brauquier sait qu’un jour tout finira, que dans ses yeux les merveilles s’éteindront, que ces navires qui l’enchantent sombreront, seront désarmés, recyclés, abandonnés.

« Raides morts, dans leurs cales sèches / Des voiliers montent à Dieu  »

Le lecteur ne trouvera donc pas chez Brauquier de simples instantanés d’un exotisme évanoui, mais une vue plus large sur un monde qui perpétuellement sombre, renaît, se recompose, une vue sur une métamorphose permanente qui est meilleure depuis les ports, les quais des navires, les endroits à partir desquels on embrasse l’horizon. Un monde qui peut être sombre comme le Musée Bernheim à Nouméa “Où, dans l’ombre moisie, des totems se termitent / S’effritent, et s’en vont en poussière, et meurent / Parce que le conservateur, qui a des principes, / Leur refuse quelques sacrifices humains” , et où la mer et les navires peuvent composer des lieux où “Les pendus dans l’ombre noyés / glissent sur d’infâmes musique.

Brauquier – la notion de souvenir est également très présente dans son œuvre – sait donc que le temps s’écoule et que tout finira. Nul hasard si les poèmes consacrés à ses prédécesseurs sont intitulés “ Mort de Rimbaud” et “Mort d’Emile Sicard”, et suivis de “Mort d’un docker” et de “Mort d’un navire”, nul hasard s’il médite et versifie en déambulant entre les tombes de français morts à Panama. On devine chez cet auteur qui explique “Je sais que je ne suis pas fait pour mourir / Mais bien pour marcher inconsidérément / À travers des prairies éternelles ”, qui s’intéresse à ces découvreurs “Qui pourrissent dans des forêts millénaires / Comme dans un cercueil” , que la géographie aide à comprendre des passages qui ne sont pas seulement ceux de la topographie et des cartes, mais ceux qui font passer dans l’autre monde.

«  Pilote du schooner fantôme de la nuit / Qui t’a crucifié contre la croix australe / Corps tordu, mutilé, rosace sidérale ? / Que les oiseaux de mer enlacent de leurs cris  »

C’est donc une vie entière, une vie de merveilles décrite jusqu’à sa fin, une vie que cet « homme tout couvert d’escales » fait défiler sous les yeux du lecteur comme un diaporama éclectique. Un homme qui dans le poème “Isthmes ”, composé dans les années trente, imaginait déjà se rencontrer lui-même et finit, dans un très beau poème publié après sa mort, “Attentes”, par décrire, comme dans une succession de rêves spéculaires, un individu qui s’attend lui-même à la sortie d’une prison, sur le quai d’une gare, au pied d’un navire, ou encore qui prend sa propre ombre en filature. Gageons que Louis Brauquier, en terminant sa vie dans le village au nom lui-même poétique de Saint-Mitre-les-Remparts, se sera retrouvé lui-même par-dessus le souvenir des océans franchis, et ne sera pas vraiment passé du côté des ombres, mais plutôt de celui des mondes et des paysages variés pour lesquels il était fait.

Notons pour finir, que ces « Poésies complètes » sont agrémentées d’une préface détaillée d’Olivier Frébourg et de nombreux appendices : une chronologie et une bibliographie de Brauquier, un lexique de termes pour l’essentiel maritimes et une liste, avec notules, des dédicataires des poèmes. N’oublions pas, pour faire bonne mesure, « L’Auciprès courouna de nerto », recueil de poèmes en provençal de Brauquier présenté en version bilingue (traduction de Louis Bayle), et « Pythéas  », pièce de théâtre revue à travers le prisme marseillais. Au total, un épais volume de plus de cinq cents pages dans lequel on aura intérêt à se plonger longuement, car l’auteur ne mérite pas un simple détour, mais un véritable voyage.


Titre : Je connais des îles lointaines
Auteur : Louis Brauquier
Couverture : Pietari Posti
Éditeur : La Table Ronde
Collection : La Petite Vermillon
Site Internet : page roman
Numéro : 121
Pages : 571
Format (en cm) : 10,7 x 17,8
Dépôt légal : avril 2000 (réédition : avril 2018)
ISBN : 9782710387930
Prix : 10,50 €


La Table Ronde sur la Yozone :
- « Le Club des longues moustaches » de Michel Bulteau
- « L’Affreux du Panthéon » de Bruno Fuligni
- « Quinzinzinzili » de Régis Messac
- « Un peu tard pour la saison » de Jérôme Leroy
- « La Nuit des chats bottés » de Frédéric Fajardie
- « Journal de Gand aux Aléoutiennes » de Jean Rolin


Hilaire Alrune
1er juin 2018


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