« Je n’étais ni mort ni vivant, j’étais hanté. »
Il se nomme Clay Sawyer. Il est revenu de Mars – seul. Tous les autres membres de la colonie sont morts. Pourquoi, comment, quels ont été les déterminants du désastre, il ne s’en souvient pas. Une fois terminée sa quarantaine, au sortir de l’hôpital, le voilà perdu, comme dans une étrange convalescence, entre son appartement et l’Agence Martienne, ballotté entre les médecins, les psychologues, les psychiatres, et les huiles du programme spatial. Errant dans les méandres de sa mémoire lacunaire, déambulant à travers la ville et les environs, à travers un désarroi qu’il s’efforce en vain de conjurer.
« Les huiles de l’Agence devaient en savoir plus que ce qu’ils voulaient bien en dire. Ils avaient dû célébrer ça, en apprenant que je ne me souvenais de rien. C’était inespéré. »
L’Agence prend soin de lui. Mais met à sa disposition une moto surpuissante, aux performances de frelon, aux commandes de laquelle il ne lui serait que trop facile d’avoir un accident. Peu à peu, Sawyer comprend qu’il est l’objet d’une bienveillance factice et d’une surveillance de tous les instants : de la part d’individus qu’il connaît, de la part d’autres individus qu’il ne connaît pas – jusqu’à son concierge et aux personnes qu’il rencontre apparemment par hasard. Et il commence à deviner que la Martian Space Agency n’aurait rien contre l’idée de lui faire porter le chapeau d’un fiasco dont elle affirme ne pas connaître la cause.
« J’apprenais le pouvoir de déstabilisation que possède l’irruption d’une version divergente de soi-même. Le cours convenu des choses ne s’effrite pas, il s’écroule. La réalité et la confiance en soi sont une seule et même chose. »
Est-ce la paranoïa qui guette ? Les évènements ayant conduit à son amnésie ne seraient-ils pas responsables d’autres dégâts ? Ne serait-il pas victime d’étranges troubles de la perception ? Tout vient pourtant confirmer les plus tragiques hypothèses. Les enjeux économiques de la Martian Space Agency sont tels qu’il est hors de question de mettre le désastre sur le dos des conceptions techniques. Seule l’erreur humaine est admissible. Et si le retour de Clay Sawyer a pu apparaître miraculeux, il l’est en effet : Sawyer est revenu à point nommé pour endosser la responsabilité de la tragédie.
« Ce sublime inassimilable ne m’était pas souvent arrivé et toujours fugacement, en voyageant ; un bref instant, l’air, l’odeur, les sons, la lumière m’étaient encore inconnus, avant d’être assimilés par l’intelligence, dissipés par l’expérience, anéantis par la puissance d’adaptation sensorielle, pour me laisser à nouveau dans un vide surpeuplé. »
Toute l’astuce de Gil Bartholeyns est d’avoir refusé de faire de cette « Occupation du ciel » un pur thriller. Bien au contraire ce roman se situe-t-il ailleurs, entre un ciel insaisissable et cette Amérique dont des pans entiers disparaissent sous l’effet d’incendies catastrophiques. L’errance et le combat de Sawyer sont contés sous un jour souvent intimiste, existentiel, quelque part entre sensation et poésie. Sur un entre-deux brillamment maintenu, Gil Bartholeyns fait évoluer son personnage à la fois dans l’atmosphère feutrée de la convalescence et la tension croissante de la machination.
« Beaucoup éprouvaient pour la première fois le sentiment d’être terriens. Ils sentaient que le paysage, le ciel, le sol, les arbres, les neiges d’antan n’étaient pas le simple décor de leur existence. Ils découvraient que leur vie faisait fond sur quelque chose comme un organisme sans but ni centre et à présent sans merci pour ceux qui avaient été si souvent sans merci pour les pins, les fourmis, les pumas, les cascades, les papillons, les opossums, les termites, les torrents (…) et tant d’autres vivants au cœur du vieux massif granitique, tout un peuple pour qui la Terre était devenue une hutte en flammes. »
Les grands incendies se multiplient, en Californie et aussi en Oregon, dans l’Etat de Washington, en Colombie britannique, mais il semble bien qu’en Amérique, on continue à pratiquer la politique de l’autruche et à plonger la tête dans le sable. Tout comme la Martian Space Agency, qui à force de vouloir trafiquer les faits semble bien décidée à ne pas les assimiler pour elle-même. La conquête du ciel en ruines, la catastrophe climatique sur terre, un ancien astronaute qui erre entre les deux : impossible de ne pas distinguer ici et là quelques échos des œuvres de James Graham Ballard.
On l’aura compris : ce qui intéresse le plus l’auteur n’est pas ce qui pourrait à première vue apparaître comme le « Mac Guffin » du roman, l’aspect technique précis, le maillon faible, le « joint torique » (pour reprendre une pièce fameuse de l’accidentologie spatiale) de la catastrophe. Un maillon faible, une erreur à la fois technique et humaine qui pourrait apparaître énorme, comme c’est hélas souvent le cas dans le monde réel, avec un exemple récent de plus dans l’histoire de l’exploration spatiale, contemporain à la publication de cet ouvrage, l’oubli d’actionner le commutateur manuel de l’altimètre laser avant le lancement de la sonde Odysseus d’Intuitive Machines. S’il y a dans le personnage de Bartholeyns toute l’astuce et le savoir-faire du Mark Watney d’Andy Weir, sa débrouillardise n’est évoquée que le temps d’une page ou deux, à tel point que cette « Occupation du ciel » pourrait être vue comme un contrepied de « Seul sur Mars ». Un contrepied, mais surtout une vision bien plus vaste, avec une mise en perspective par rapport aux mythes (il est ainsi question de Zeus, mais aussi d’Hérodote avec l’histoire du roi Grinnos et du guide Corobios) et une réflexion sur la légende de la conquête spatiale et sa faisabilité en termes de contraintes spécifiques. Un mirage, peut-être, un mythe relu à travers le prisme de la barrière anthropologique, de cette limite abordée par d’autres facettes par Jean-Michel Truong dans son roman « Le Successeur de pierre » et dans son essai « Totalement inhumaine », sans parler d’autres limites encore, celles des distances infranchissables mentionnées par Martial Caroff dans « Exoplanète ».
La terre brûle, les portes des étoiles se referment. Il y a dans cette « Occupation du ciel » quelque chose de doux-amer qui séduit. La prose de Gil Bartholeyns est servie par des mots chantants et peu usités (myriadaires, domptation, fébriculé, mafflé…) et par un joli sens des formules (dormir comme un bas-relief, s’introduire dans une tenue de cosmonaute à ouverture dorsale selon “ la mue imaginale de la cigale inversée”…), et développe une réflexion de fond qui interpelle. « L’Occupation du ciel » vient prendre place entre littératures de genre et littérature générale, un entre-deux où l’on trouve souvent des œuvres signifiantes et poignantes.
Titre : L’Occupation du ciel
Auteur : Gil Bartholeyns
Couverture : Gabriela Alejandra Rosell / Arcangel Images
Éditeur : Rivages
Collection : Imaginaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 270
Format (en cm) : 14 x 20,5
Dépôt légal : février 2024
ISBN : 9782743662424
Prix : 21 €
Les éditions Rivages sur la Yozone :
« Une bonne tasse de thé » par George Orwell
« Hiérarchie, la société des anges » par Emanuele Coccia
« Qui après nous vivrez » par Hervé Le Corre
« L’Odyssée des étoiles » par Kim Bo-young
« L’île de Silicium » de Chen Qiufan
« Les Vagabonds » de Richard Lange
« Mon cœur est une tronçonneuse » de Stephen Graham Jones
« Un bon Indien est un Indien mort » de Stephen Graham Jones
« Petites choses » de Bruno Coquil
« L’Inventeur » de Miguel Bonnefoy
« La Messagère » de Thomas Wharton