En lisant “Une bonne tasse de thé”, le lecteur découvrira onze points, tous bien entendu “d’une importance cruciale” pour une tasse de thé parfaite. Maniaquerie d’esthète ou auto-ironie, sérieux consommé ou pince-sans-rire, ces éléments, appris par cœur, permettront de briller en société en opposant à l’effroi des prédictions orwelliennes le confort d’une dégustation idéale. Et d’insister en mentionnant avec humour, comme le fait l’auteur, les pages qu’il y aurait à écrire sur les “usages subsidiaires des feuilles de thé, comme dire la bonne aventure, prédire l’arrivée des visiteurs, nourrir les lapins, soigner les brûlures et nettoyer les tapis.”
« En outre, les livres génèrent plus de poussière – et de la pire espèce – que n’importe quel objet inventé à ce jour. Ajoutons à cela que leur tranche supérieure est le cimetière préféré des mouches bleues. »
Avec “Des souvenirs de libraire”, Orwell prend avec malice l’amour des livres à contrepied. Dans ces souvenirs doux-amers d’un libraire qui vendait aussi des machines à écrire d’occasion et des timbres, et, déjà à l’époque, notait la désaffection du public pour les nouvelles, il explique comment, entre autres éléments, les clients mythomanes, qu’il qualifie de paranoïaques, finissent par éroder l’amour du libraire pour les livres. Dans “Livres contre cigarettes”, Orwell fait le constat d’une mauvaise foi récurrente dont tout lecteur a lui-même été bien des fois le témoin : qui ne lit pas trouve toujours un prétexte, le plus souvent financier, prétextant la cherté du livre, laquelle demeure parfaitement imaginaire et ne pèse rien à côté des dépenses quotidiennes de cigarettes, d’alcool, ou de jeu. Livres encore avec “Confessions d’un critique littéraire”, où George Orwell s’amuse à définir l’archétype du critique littéraire comme un être souffreteux, nerveusement éprouvé, perpétuellement endetté, reculant devant les colis de livres arrivant au courrier, se dérobant à la tâche, vivant un calvaire, rendant toujours sa copie à la dernière minute et après une nuit blanche, maudissant l’éclectisme infernal et déstabilisant des ouvrages reçus, le fait que les livres spécialisés ne puissent être chroniqués par de spécialistes en la matière et que par conséquent lui-même doive être érudit en tout, avouant in fine les astuces faciles, les chroniques à base de formules toutes faites, et rêvant de ne chroniquer qu’une poignée de bons livres : “J’ai toujours eu le sentiment”, écrit-il, “ que la meilleure chose à faire serait d’ignorer la grande majorité des livres, purement et simplement, et de consacrer de très longues critiques – mille mots au minimum – aux rares titres qui semblent compter. »
« Le sport de haut niveau n’a rien à voir avec le fair-play. Il est indissociable de la haine, de la jalousie, de la vantardise, du mépris de toutes les règles et du plaisir sadique que l’on éprouve au spectacle de la violence : en d’autres termes, c’est une guerre où seuls manquent les coups de feu. »
On l’a vu avec l’amour des livres, on le voit avec l’amour du sport : Orwell prend un malin plaisir à aller à rebours des idées dominantes. Après avoir passé, dans “L’esprit sportif”, le prétendu fair-play des stades à la moulinette, il s’essaie, dans “Défense de la cuisine anglaise”, à défendre ce que la plupart d’entre nous jugerions indéfendable. Et à asséner, argumentation à l’appui, quelques vérités bien senties sur “Les lieux de loisirs” dont il n’a qu’une très piètre estime, leur préférant de loin une nature que nous ne savons pas observer, préférant aux distractions superficielles une simple rencontre avec un batracien, (“Quelques pensées sur le crapaud”) qui “permet de constater que de tous les êtres animés le crapaud est celui qui a les plus beaux yeux. On dirait de l’or, ou plus exactement cette pierre dorée semi-précieuse qu’on voit parfois sur les chevalières et qu’on appelle je crois chrysobéryl.”
« Mais ce n’est pas seulement notre champ littéraire qui se trouve rétréci, c’est toute notre attitude envers la littérature qui se teinte d’allégeances dont le caractère non littéraire nous apparaît au moins de temps en temps. »
Un peu de lumière, donc, chez un George Orwell qui n’est pas confit dans la critique ou les dystopies sinistres à la « 1984 », et le prouve avec un très beau texte intitulé “Le Moon under Water”, belle fiction idéaliste, et à défaut d’un meilleur des mondes un meilleur des bistrots, un lieu de détente idéal. Un lieu qui ne serait pas inutile dans un monde dont les dangers n’ont guère changé : dans “Les écrivains et le Léviathan”, Orwell met en garde contre la politisation et la polémisation de la littérature, observant que les livres sont jugés avant d’être lus. “De fait“, explique-t-il, “la seule sonorité de mots en –isme a des relents de propagande”. Une citation qu’auteurs, lecteurs et éditeurs, en des temps où les termes en “-isme » et en “-phobe” deviennent les uniques termes de jugement et de condamnation d’une œuvre, ne méditeront sans doute jamais assez. On l’aura compris : ces onze textes initialement publiés entre 1936 et 1948 pourraient bien, pour la quasi-totalité d’entre eux, avoir été publiés de nos jours. Comme avec « 1984 », Orwell fait preuve d’une lucidité et d’une sensibilité et s’attache à des thématiques qui non seulement n’ont pas pris une ride, mais, dans le monde contemporain, sont capables de cristalliser de manière toujours plus inquiétante.
Titre : Une bonne tasse de thé
Auteur : George Orwell
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Nicolas Waquet
Couverture : Jill Ferry / Arkangel
Éditeur : Rivages
Collection : Petite bibliothèque
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 1060
Pages : 133
Format (en cm) : 11 x 17
Dépôt légal : janvier 2024
ISBN : 9782743661762
Prix : 8 €
Les éditions Rivages sur la Yozone :
« Hiérarchie, la société des anges » par Emanuele Coccia
« Qui après nous vivrez » par Hervé Le Corre
« L’Odyssée des étoiles » par Kim Bo-young
« L’île de Silicium » de Chen Qiufan
« Les Vagabonds » de Richard Lange
« Mon cœur est une tronçonneuse » de Stephen Graham Jones
« Un bon Indien est un Indien mort » de Stephen Graham Jones
« Petites choses » de Bruno Coquil
« L’Inventeur » de Miguel Bonnefoy
« La Messagère » de Thomas Wharton