« Des endroits d’où l’on pouvait contempler le va-et-vient des marées, le coucher de soleil aux teintes rosées, les eaux noires et polluées se déversant dans la mer, ou bien les convulsions mécaniques des carcasses de chiens à puce. »
Sur l’île de silicium, les déchets du monde high-tech, produits électroniques, informatiques, prothétiques, hybrides, arrivent par containers entiers pour être déversés ici et là et recyclés par des travailleurs migrants, esclaves modernes venus glaner de quoi survivre sur les rebuts d’une mondialisation incontrôlée toute entière tendue vers ses gadgets éphémères. Mercatique et pollution ont transformé cette île autrefois bienheureuse en océan des déchets, en gigantesque poubelle irrespirable où des fourmis humaines à l’espérance de vie réduite par la pollution s’affairent à récupérer quelques matériaux utiles. C’est dans ce contexte que Scott Brandle, employé par la multinationale Wealth Recycle, leader mondial du recyclage vert, vient essayer de convaincre le directeur Lim Ek-ru, maire de l’île, de signer un contrat exemplaire, novateur, faramineux, destiné à transformer un recyclage anarchique en chaîne de dépollution moderne, et de refaire de l’île de silicium un endroit enchanteur.
« Le taux d’enfants mort-nés était atrocement élevé, et une rumeur voulait même qu’une femme migrante avait un jour donné naissance à un bébé mort dont le corps vert foncé dégageait une effroyable odeur métallique. »
Le challenge n’est pas mince. Dans ce territoire contrôlé par trois clans familiaux, où sur l’exploitation et la misère s’érigent des fortunes considérable, où il n’y a jamais eu ni droits sociaux ni considération élémentaire pour des « déchetiers » à espérance de vie réduite et à peine vus comme des êtres humains, tout reprendre à zéro n’apparaît pas comme une mince affaire. Brandle doit comprendre, deviner, convaincre, au besoin corrompre. Lui qui face à l’immobilisme toxique brandit l’étendard d’un monde meilleur n’est peut-être pas si respectable qu’il en a l’air. Il est là pour emporter un contrat, ce qui se passe ensuite n’est plus de son ressort.
« Les cinq doigts de la prothèse s’agrippaient au sol, tirant le bras mutilé en avant, qui frétillait comme un ver géant de couleur chair. Il heurta enfin un écran à cristaux liquides mis au rebut. Les ongles brisés grattaient le film polarisant lisse, mais il ne pouvait plus avancer. »
On ne sait que trop bien que l’enfer est pavé de bonnes intentions, et ceci d’autant plus dans un monde devenu si complexe et si connecté que la théorie du chaos semble l’emporter sur les modélisations les plus scrupuleuses. Un monde où – l’auteur le rappelle comme en passant – se dessine en arrière-fond l’inexorable essor de la Chine dans un marché de plus en plus dépendant des ressources asiatiques en terres rares, matériaux indispensables à la suprématie technologique. Un monde où Ibiza a été rachetée par un consortium Chinois, où l’on trouve des sites webs pour verser de l’argent dans l’au-delà, où des encensoirs électroniques sont alimentés par des déchets en plastique, où le recours à des bioprothèses sensitives dans les classes fortunées est devenu tel que l’identité, l’essence même de ces individus se caractérise plus par ces prothèses mêmes que par leur être organique, un monde où des gaz de combat, de façon très dickienne, provoquent des hallucinations partagées, où l’on a recours à des drogues numériques hébergées dans des fermes de serveurs, un monde bionique où les piles elles-mêmes sont devenues presque vivantes, faisant appel à des virus capables de stocker et d’orienter les composés métalliques.
« Aujourd’hui, tout était devenu si étrange qu’une faille semblait s’être creusée dans son esprit ; d’un côté la réalité ; de l’autre, des souvenirs, désormais hors de portée. »
« L’île de Silicium », c’est donc le revers trouble d’un monde hypertechnologique, la face cachée du biopunk et du cyberpunk, l’arrière-fond du monde anticipé dans les années quatre-vingts par un William Gibson dont l’influence apparaît manifeste. Un futur qui continue sur son erre et où, au lieu de ménager une planète à bout de souffle, l’humanité s’obstine dans l’erreur, un futur où écologie et pollution sont vues avant tout comme un nouveau marché, l’occasion de dégager de nouveaux profits. Un monde trouble dans lequel on ne s’étonnera pas de voir l’organisation écoterroriste, ou à tout le moins écoactive Arashio (marée de déchets en japonais), trouver ses racines dans un sulfureux passé militaire où la recherche du bien n’a jamais été que l’antichambre du pire. Une organisation écologique dotée de moyens considérables et qui découvre que des artefacts bioprothétiques mis au rebut, mais contaminés par un neurovirus imprévisible, ont été envoyés pour recyclage sur l’île de Silicium.
« La jeune femme, à qui Li Wen avait donné les traits d’une personnalité virtuelle, s’allongea dans son fauteuil inclinable, dans une posture qui rappelait l’Olympia de Manet. (…) Xiaomi ressemblait à une déesse cyborg, capable de voyager dans les différentes dimensions du monde. »
Dès lors, tout est en place pour un thriller futuriste dans lequel le neurovirus change rapidement la donne. L’enfant d’un chef de clan est mystérieusement plongé dans le coma. L’interaction du neurovirus avec des artefacts biopunks à l’aide desquels est violentée Xiaomi, une jeune migrante, la transforme à tel point qu’elle n’est plus tout à fait humaine. Dès lors, tous le comprennent, la partie a changé. L’enjeu n’est plus l’industrie du recyclage mais une simple déchetière, une moins-que-rien, un être humain qui la veille encore n’avait pas plus de valeur qu’un déchet, une esclave moderne destinée à finir intoxiquée, empoisonnée par les émanations toxiques, et qui, à la manière des jumelles Zorn des « Babylon Babies » et « Satellite Sisters » de Maurice G. Dantec, offre à l’humanité des perspectives nouvelles.
« Xiaomi sautait d’un plan à l’autre avec une grande rapidité, assemblant ces images disparates en une vision fluide et dynamique. Comme un oiseau plongeur, elle passa en piqué devant une paroi de verre de plusieurs centaines de mètres de hauteur, reflétant comme un miroir l’image déformée de la ville et de ses néons clignotants, qui gravaient les schémas mentaux du consumérisme dans la rétine de tous les spectateurs, dérivant et changeant au gré des regards. »
Creuset où se mêlent, se fondent et se recomposent en artefacts monstrueux les déchets du monde technologique, l’île de Silicium devient donc le point nodal où apparaît une créature duale, frankensteinienne, enjeu de toutes les convoitises, et peut-être pièce maîtresse d’un futur imprévisible. Ce n’est plus seulement l’ordure qui une fois recyclée se transforme en or, mais l’humain négligeable qui se métamorphose en créature supérieure. Qui devient promesse ou impasse, accomplissement ou accident. Une figure de Janus, à la fois Xiaomi 0 et Xiaomi 1, à la fois fragile et puissante, à la fois humaine et machinique, qui renvoie aux nombreuses dualités du récit : le monde asiatique et les influences extérieures, le traducteur Dang Kai-zong, natif de l’île mais émigré et devenu américain, à cheval entre deux mondes, la science pure et les rituels magiques, le cynisme le plus froid et les bonnes intentions, la technologie et les oracles, l’altruisme et la cruauté gratuite, la franchise et les paroles sibyllines. Des personnages perdus dans leurs contradictions, leur éthique, le principe de réalité (une formule récurrente « C’est ainsi que le monde fonctionne »), perdus entre leur aspiration à contempler la beauté du monde et la soif inextinguible de réussite et de richesse,
On pourra reprocher à Chen Qiufan de céder dans les derniers chapitres à une surenchère très cinématographique (dont témoigne aussi la structure de « L’île de Silicium » en trois parties, “Le Vortex silencieux”, puis “Vagues iridescentes”, et enfin “Tempête furieuse”), donnant l’impression qu’il lorgne vers une adaptation hollywoodienne plutôt que de chercher un juste équilibre romanesque, et d’utiliser parfois les prises de contrôle informatiques comme un deus ex-machina propice aux retournements de situation, mais il ne cède pas pour autant, loin s’en faut, aux sirènes d’un récit convenu, ni à celles d’une happy end intégrale. Riche et inventive, cette « Île de Silicium », entre démonstration et ambiguïté, entre thriller et anticipation, propose une vision de revers de la médaille des univers biopunk et cyberpunk dans le contexte émergent des préoccupations écologiques. Une belle entrée en matière pour la collection Rivages imaginaire, qui, au cours de l’année à venir, proposera des œuvres de l’américain Brian Evenson, du canadien Thomas Wharton, et de la coréenne Kim Bo-young.
Titre : L’Île de Silicium (荒潮, 2013)
Auteur : Chen Qiufan
Traduction du chinois : Gwennaël Gaffric
Couverture : Huleeb
Éditeur : Rivages
Collection : Rivages Imaginaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 443
Format (en cm) :13,5 x 20
Dépôt légal : octobre 2022
ISBN : 9782743657840
Prix : 23 €
Les éditions Rivages sur la Yozone :
« Un bon indien est un indien mort » de Stephen Graham Jones