« C’est le 4 juillet, le 200ème anniversaire des États-Unis d’Amérique, mais Jesse s’en fout royalement. Son pays à lui n’a ni drapeau, ni hymnes, ni choristes vêtus de rouge blanc et bleu. C’est une terre dévastée où des âmes en peine traquent d’autres âmes en peine. C’est la faim, la chasse, et le sang qui vient après. »
L’Amérique des années soixante-dix. Sanders, un Noir dont le fils toxicomane a été assassiné, explore encore et encore les endroits où son fils a transité avec l’obsession de retrouver son meurtrier. Jesse et son frère Edgar, handicapé mental, errent sans but, avec pour toute fortune un véhicule volé. Ils vivent de menus larcins et de sang humain. Ce sont des vampires. Bob, Bull, Johnny et quelques autres forment une bande de bikers ultra-violents qui sillonnent l’Amérique. Ce sont des vampires également. Tout ce beau monde va se croiser pour des règlements de compte qui n’auront rien de particulièrement délicat.
Ni érotisme ni séduction, en effet, et encore moins de romantisme chez les vampires de Richard Lange qui tracent leur chemin loin, très loin du rêve américain, de la richesse et des néons. Condamnés à hanter les zones où l’on peut trouver des proies dont la disparition n’émouvra personne, ou, mieux encore, ne sera pas même remarquée, obligés de se déplacer sans cesse pour éviter d’attirer à la longue l’attention, la plupart des vampires rôdent dans les marges et les impasses frustes et miséreuses d’une société malade. Leur terrain de chasse est l’Amérique-d’en-bas, monde poisseux et poussiéreux des perdants et des laissés-pour-compte, des alcooliques, des drogués, des proxénètes, des paumés, des motels miteux, des bars sordides, des stations d’autoroutes et des zone urbaines déshéritées.
« J’aurai des souvenirs d’un autre genre après ce séjour, des souvenirs terribles. Il en est ainsi, désormais : tout ce qu’il y a de bon dans mon passé se trouve submergé par une marée d’horreur. »
Ils ont – Sanders va le découvrir malgré lui – les caractéristiques des vampires classiques : ils vivent la nuit, ils se nourrissent de sang, ils peuvent à volonté transformer leurs proies, les « muer ». Ils sont capables d’apprécier la nourriture usuelle, mais doivent se nourrir de sang humain au moins une fois par mois. Ils savent reconnaître leurs semblables au premier regard. Blessés, ils se régénèrent à vue d’œil. Ils ont les vulnérabilités des vampires classiques également : le soleil les tue, les pieux dans le cœur ne leur font aucun bien, la décapitation les réduit en poussière. Ils ne semblent pas plus puissants, plus rapides, plus intelligents que les êtres humains. On l’aura compris : dans une société sans pitié pour les losers, être un vampire relève plus du handicap que de la plus-value.
« Une tête d’ours empaillée a grogné sur moi depuis là-haut, au-dessus de la cheminée, et le plancher de bois s’est mis à trembler sous ma chaise. Les poings serrés et moites, je me suis levé et me suis précipité vers la porte. J’avais l’impression de marcher avec les jambes d’un autre. »
Devant ce tableau teinté de fantastique d’une Amérique profonde, difficile de ne pas évoquer le Southern gothic, devenu un genre ou sous-genre à part entière, même si l’intrigue – Californie, Oregon, Arizona, Nevada – se déroule plutôt sur les terres de l’Ouest que du Sud. Plus résolument contemporain, par exemple, que « Ceux de l’autre rive » de Christopher Buehlman, qui ne prenait pas place dans l’Amérique des années soixante-dix mais dans celle des années trente, ces « Vagabonds » s’apparente donc plutôt à une sorte de western fantastique, un « weird western » en forme de cauchemar contemporain où les vampires comme les autres deviennent malgré eux des tueurs. Et les aspects prosaïques, quasiment sociaux, de la vie des créatures surnaturelles dans l’Amérique profonde ne sont pas sans faire penser à « Galeux » de Stephen Graham-Jones.
« Le soleil levant a embrasé les montagnes. Je suis resté planté sur le parking, émerveillé par cette vision et me demandant s’il s’agissait d’un message divin et, si oui, ce qu’il signifiait. Je n’ai rien trouvé, ce qui prouve, je suppose, que je n’ai pas l’imagination qu’il faut pour être un prophète et que c’est donc une bonne chose qu’on m’ait destiné à être un tueur. »
Ce « Vagabonds » apparaît donc comme un roman cent pour cent et sang pour sang américain, road-movie astucieusement construit avec plusieurs conteurs – tantôt Sanders, tantôt Edgar, tantôt le narrateur omniscient – riche en tension et en péripéties, mais aussi traversé par les difficultés existentielles de vampires qui, nés pour certains d’entre eux plusieurs décennies, plusieurs générations, voire plusieurs siècles avant l’époque contemporaine, sont incapables de considérer le présent autrement qu’à l’aune des époques durant lesquelles leur personnalité s’est construite. Une belle histoire d’amour fou – quoique l’on fasse, une pointe de romantisme colle toujours à la bête – vient donner un peu d’humanité à ce récit avant tout crépusculaire. Un roman âpre et dramatique, donc, poignant et noir, la douloureuse morsure de l’éternité éclairée ici et là par quelques belles formules et par le goût fugace des protagonistes pour la beauté.
Titre : Les Vagabonds (Rovers, 2021)
Auteur : Richard Lange
Traduction de l’anglais (États-Unis) : David Fauquemberg
Couverture : Programzero alias Cody Klintworth
Éditeur : Rivages
Collection : Rivages/Imaginaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 333
Format (en cm) : 14 x 20,5
Dépôt légal : janvier 2024
ISBN : 9782743661717
Prix : 22,50 €
Les éditions Rivages sur la Yozone :
« Mon cœur est une tronçonneuse de Stephen Graham Jones
« Un bon Indien est un Indien mort » de Stephen Graham Jones
« L’Odyssée des étoiles » de Kim Bo-young
« L’île de Silicium » de Chen Qiufan
« Hiérarchie. La Société des anges » d’Emanuele Coccia
« Petites choses » de Bruno Coquil
« L’Inventeur » de Miguel Bonnefoy
« La Messagère » de Thomas Wharton