Cette ombre au tableau ne se révélera que de façon larvée, discrète, diffuse, progressive. Alors que dans les chapitres inauguraux tout semble se passer à merveille, on trouve dans chacun d’entre eux un petit détail inquiétant, ou même plusieurs. De ces détails que l’on aurait tendance à négliger, mais qui, même sans dessiner entre eux de motif particulier, suffisent, sous la plume de Christopher Buehlman, à instaurer progressivement une sensation de malaise. On n’est pas ici dans les schémas classiques, avec mises en garde de vieillards sagaces ou malédictions anciennes, plutôt dans de petites choses insignifiantes qui en se répétant génèrent un trouble certain. Il y a aussi des personnages comme ce taxidermiste amical mais excentrique, pas tout à fait intégré parmi les habitants du village mais qui pourtant semble en savoir bien plus que les autres. Il y a cette tradition d’envoyer des cochons de l’autre côté de la rivière, vers les bois profonds, une tradition vivement soutenue par le prêtre local mais qui apparaît bien païenne. Une tradition que la misère croissante, due à la crise de ces années trente, pousse les habitants à subitement abandonner. Et puis, toujours par petites touches, les évènements s’accumulent. Si Nichols continue à travailler sur la biographie de son aïeul, peut-être s’apprête-t-il à réveiller de vieux démons. Un enfant du village est assassiné. De l’autre côté de la rive, on trouve le descendant d’un esclave : on le pend sans guère de procès. Puis l’horreur, une horreur indescriptible est commise. Bientôt, l’évidence s’impose : il y a quelque chose de terrible de l’autre côté de la rive. Ceux qui vivent là bas sont profondément malveillants. On décide d’une expédition armée cette fois-ci en profondeur. Mais la réalité est bien pire encore que ce que l’on pouvait imaginer.
« ... le propriétaire de cette plantation était tellement méchant que Dieu aurait autorisé le diable à venir prendre son âme avant le jour du jugement dernier. Du coup, le diable continuerait à sortir de l’enfer par la porte qu’il aurait percée à l’époque. »
On s’en veut presque de dévoiler l’aspect lycanthropique de la chose tant le roman, plutôt réaliste, est conçu pour que, tout au long du premier tiers, si ce n’est de la première moitié, rien ne le laisse deviner, même à un lecteur rompu au fantastique. De fait, si l’apparition de cette thématique peut un moment faire craindre un virage trop prononcé vers le roman de genre, avec ses excès et ses clichés, il n’en est finalement rien. Ainsi, là où un récit comme « Le dernier loup-garou » de Glen Duncan, après une très belle entame, finissait par virer au cinématographique, « Ceux de l’autre rive » – et ce n’est pas la moindre de ses qualités – maintient sa ligne directrice sans changement de ton. On reste dans le sud profond, dans les années trente, et l’apparition des lycanthropes, qui se fait sans jamais évoquer les débordements fictionnels contemporains, s’intègre parfaitement aux aspects historiques du sud profond. Pas de pyrotechnie, pas de héros improbables, pas d’armements gadgetisés, rien d’autre que des personnages très humains obligés de faire avec cette épouvantable réalité qui les assaille. Fuir, composer, lutter comme on peut, à armes inégales, contre un péril nouveau. Tout cela, on s’en doute, ne finira pas précisément par une « happy end » façon hollywoodienne.
Autre qualité indéniable du roman, sa taille. Alors que les thrillers et autres récits fantastiques s’étirent de plus en plus souvent sur cinq cents pages, si ce n’est cent ou deux cents de plus encore, l’auteur a su trouver le format adapté. Car là où d’autres se laissent aller à des parenthèses de cinquante pages pour déverser une psychologie de pacotille et de clichés censée donner corps aux personnages et par là même au roman, Christopher Buehlman évite soigneusement d’en faire trop. Mieux encore, il parvient à faire exister ses personnages en une poignée de lignes ou de paragraphes, à créer des ambiances en quelques phrases, à instiller l’inquiétude, notamment dans les premiers chapitres, par de simples détails jetés ici et là, comme en passant, et qui sont bien plus efficaces que toute horreur explicite. De même, les péripéties apparaissent soigneusement dosées : ni excès ni rallonge, pas de retournement de situation artificiel ni de surprise téléphonée, pas même d’ouverture trop criante sur une suite possible, même si ce dernier rituel peut néanmoins apparaître respecté, quoique de manière assez subtile et ambiguë.
Toutes ces qualités font de « Ceux de l’autre rive » un roman tendu, âpre, au rythme efficace, indépendant des modes, qui mérite de prendre une place estimable aussi bien dans le « Southern Gothic » que dans les romans de lycanthropie. Depuis ce premier opus, Christopher Buehlman a écrit « Between Two Fires », récit épique et surnaturel se déroulant au quatorzième siècle, et the « The Necromancer’s house », roman fantastique prenant place dans le monde contemporain. Gageons, si leur qualité est équivalente à celle de « Ceux de l’autre rive », qu’ils ne seront pas longs à être traduits en français.
Titre : Ceux de l’autre rive (Those Across the River, 2011)
Auteur : Christopher Buehlman
Traduction de l’anglais (États-unis), : Alexandra Maillard
Couverture : atelier dpcom / Trevor Payne / revillion Images
Éditeur : Fleuve Noir
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 353
Format (en cm) : 14 x 22,5
Dépôt légal : septembre 2013
ISBN : 978-2-265097049
Prix : 21,50 €
Littérature et loups-garous sur la Yozone :
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