« Dehors, il fait nuit à présent. On est toujours entre chien et loup dans les histoires de loups-garous. »
Le personnage central – nous ne connaîtrons jamais son nom – vit en compagnie de son grand-père, de son oncle Darren et de sa tante Libby. Le grand-père apparaît comme un vieux mythomane fabulant autour de ses cicatrices glanées ici et là, qu’il attribue à son existence de loup-garou. Fasciné, l’enfant voudrait bien y croire, rêvant lui aussi d’être un loup-garou, comme d’autres à son âge souhaiteraient être des super-héros. Mais les choses seront plus difficiles : croire aux loups-garous, il y sera bien obligé.
Ce premier chapitre entre chien et loup donne le ton d’un roman qui n’en est pas tout à fait un. Ni nouvelles ni chroniques, il décrit l’enfance et l’adolescence d’un personnage en quête perpétuelle d’identité, qui, comme tous les enfants et adolescents, se rêvent, se cherchent, fantasment, s’identifient, ont besoin de modèles. Tout au long du volume, le lycanthrope oscillera ainsi entre réalité et allégorie, apparaîtra comme un aboutissement qui n’est sans doute pas le meilleur vers lequel on puisse tendre, entre rêve et fatalité, entre accomplissement et malédiction.
« C’est à croire que le monde voulait faire de nous des monstres. »
Cette recherche d’identité est finement rappelée par Graham Jones qui prend soin de ne jamais donner le véritable prénom de l’adolescent. Dans cette série d’une petite vingtaine de chapitres narrés tantôt à la première personne du singulier et tantôt à la troisième, l’enfant, qui ignore s’il est un pur humain ou un futur loup-garou, se trouve, en fonction des occupations effectuées ou mimées, nommé tour à tour le criminel, le journaliste, le mécanicien, le villageois, l’auto-stoppeur, ou encore le biologiste. Une errance intérieure à laquelle répond l’errance topographique, Libby, Darren et l’enfant étant perpétuellement contraints à fuir, à bouger – car pour Libby et Darren, la chose est sûre, ils sont de véritables loups-garous – à disparaître, à se faire oublier. C’est donc plus particulièrement à travers les zones et les no man’s land peu peuplés des états du sud, Alabama, Louisiane, Texas, Floride, Mississipi, Géorgie, Caroline du Sud, Nouveau-Mexique, que ces trois individus fuient les inévitables traces laissées par leur passage, et plus particulièrement par leurs carnages. Sillonnant les routes à bord de véhicules déglingués qui sont autant d’épaves, vivant tant bien que mal dans des cahutes et des caravanes, cherchant partout des petits jobs pour gagner leur pitance – car il est plus discret d’acheter sa viande que de la dévorer sur pied – ils mènent une vie de vagabonds et de fuyards. Une autre allégorie qui place les loups-garous sur le plan de ces précaires, de ces losers, de ces laissés pour compte qui eux aussi sont « autres », qui eux aussi font partie du tableau de l’Amérique, et pour lesquels l’Amérique n’a aucune pitié.
« La nuit d’Halloween est la seule de l’année où les loups-garous vont à l’église. »
Car le loup-garou est loin d’apparaître ici comme le prédateur flamboyant et quasiment invulnérable que l’on a pu découvrir à travers d’autres ouvrages. Tout comme ces grands rapaces que l’on imagine immuablement olympiens et qui sont en fait extraordinairement fragiles, les loups-garous peinent à simplement survivre dans un monde qui n’apparaît pas fait pour eux. La pleine réussite de ce « Galeux » réside à la fois dans ce positionnement atypique et dans un humour noir tout particulier qui ne s’exerce pas seulement au détriment des victimes. Les simples humains grinceront donc des dents, mais les véritables loups-garous tout autant – et peut-être même plus encore. Avec une inventivité permanente, l’auteur enrichit sans cesse le mythe, décrit mille détails de la vie quotidienne qui pour le loup-garou sont mille pièges mortels. Nous ne déflorerons pas ici le sujet, mais que le lecteur sache simplement que mieux vaut éviter la proximité de cabanes à frites et porter des jeans – on ne sait jamais, cela pourrait lui sauver la vie au cas où la fantaisie lui viendrait de se métamorphoser à son tour. Il est sûr en tout cas que même les lycanthropologues et les lycanthropophiles trouveront à travers « Galeux » bien des détails qu’ils ignoraient encore.
On en apprend donc beaucoup sur les difficultés d’être un loup garou à travers un parcours qui n’est pas strictement chronologique (ainsi l’enfant a-t-il huit ans au premier chapitre, douze au troisième, huit au sixième, neuf au huitième), une série d’épisodes qui sont non pas décousus mais complémentaires, avec chacun son sujet, chacun ses découvertes, chacun ses détails horrifiques. Ou comment vivre une existence de petits jobs et de petits trafics, comment rester dans les interstices de la société lorsque la vie est rendue invivable par des métamorphoses inattendues et des appétits insatiables. Comment simplement survivre quand un pouvoir qui n’a pas été choisi est aussi une malédiction, une sujétion effroyable, une propension, voire une obligation au sordide, et une terrible vulnérabilité. Pour autant, l’auteur n’en oublie pas les aspects plus classiques, les légendes anciennes, les passages façon thriller légèrement déviant avec plusieurs chapitres particulièrement mouvementés qui, s’ils n’apparaissent paradoxalement pas comme les plus vraisemblables (“Maussade”, “ La Marque de la bête ” ou encore “ Aboyer à la lune ”), demeurent toujours émouvants.
Si en dépit de cette structure un brin atypique « Galeux » fonctionne d’un bout à l’autre, c’est parce que Graham Jones a su trouver une tonalité particulière qui lui donne cohérence. Une tonalité à base de non-dits dans ces dialogues entre des personnages à qui une nature commune permet de se comprendre en peu de mots, un aspect réaliste qui n’en dit jamais trop et laisse au lecteur en deviner plus encore, une narration qui, tout en conservant une certaine pudeur, laisse partout filtrer l’émotion. Ni vraiment roman ni vraiment nouvelles, entre tranches (saignantes) de vie et chronique, narré tantôt à la première et tantôt à la troisième personne du singulier, centré autour d’un personnage qui oscille dans l’harmonie inachevée d’un perpétuel entre deux, « Galeux » trouve la juste tonalité d’un no man’s land à la fois mental et topographique, celui de l’existence de loups-garous errant aux marges d’une Amérique dans laquelle ils cherchent à survivre, à se fondre et à s’inclure malgré un pouvoir et une pauvreté vus et vécus comme des handicaps. Une heureuse surprise, donc, qui plus est sous une couverture française de Corinne Billon parfaitement réussie, à la fois sobre et représentative du contenu.
Titre : Galeux
Auteur : Stephen Graham Jones
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Mathilde Montier
Couverture : Corinne Billon
Éditeur : La Volte
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 307
Format (en cm) : 16,5 x 23
Dépôt légal : mars 2020
ISBN : 9782370490902
Prix : 20 €
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