« Vous saviez que sur le tournage de Carnage, Tom Savini avait toujours la tête décapitée de Betty Palmer qu’on voit dans Vendredi 13, et que les acteurs s’en sont servis pour jouer au volley-ball ? »
Elle se nomme Jade Daniels. Adolescente, amérindienne, intelligente, provocatrice, un brin perturbée comme peuvent l’être les adolescentes, elle a compris que le rêve américain n’est pas pour elle. Un père violent et alcoolique, qui plus est pourvu d’amis détestables, une mère qui s’est enfuie, la pauvreté, l’absence de réussite à l’horizon l’ont poussée à se réfugier dans une passion dévorante pour les slashers, ces films d’horreur souvent centrés autour d’adolescents, et souvent formatés pour eux. Incollable sur le sujet, elle accumule les rédactions destinées au professeur Holmes, des ébauches de traités sur le genre dont elle espère qu’ils feront plier sa détermination : augmenter sa note, lui permettre d’obtenir son diplôme. Comme si, d’une certaine manière, elle refusait d’admettre que les jeux étaient déjà faits, que l’université ne serait jamais pour elle.
« Dans les slashers, les flics sont toujours inutiles. C’est une règle du genre. Le shérif Hardy, en n’observant pas cette règle, enfonce un clou de plus dans le cercueil des rêves de Jade. »
Adolescente perturbée, donc. De menues entorses aux règles la conduisent à effectuer des travaux d’intérêt général. Le monde n’est pas si hostile : tout comme le professeur Holmes, le shérif Hardy est animé par une profonde bienveillance ; il l’écoute, il la conseille. Mais comment exercer une bonne influence sur une jeune fille qui refuse de considérer le réel autrement qu’à travers le prisme du film d’horreur ? Lorsque de très-riches viennent construire de somptueuses demeures et s’installer de l’autre côté d’Indian Lake, juste en face de la bourgade de Proofrock, elle y voit les prémices d’un scénario particulièrement sanglant. Il faut dire aussi que l’endroit n’est pas avare en légendes effrayantes. Elle y croit à tel point qu’elle voit en Letha Mondragon, une magnifique jeune fille de cette nouvelle bourgeoisie, le stéréotype de la fille finale : l’héroïne qui survivra au massacre, qui débarrassera les lieux d’un monstre à visage humain. Ladite Letha Mondragon, intelligente et elle aussi profondément bienveillante, tentera de ramener Jade à la raison. Elle aura tort, parce que la chose est impossible. Mais dans l’esprit de Jade, elle a tort parce que l’avenir verra ses propres prédictions se réaliser.
« Elle prend peut-être ses rêves pour la réalité. Quand on porte des lunettes de slasher, tout peut ressembler à un slasher. »
On sait que le cinéma américain est profondément autoréférentiel, y compris dans ses films de divertissement, et ceci parfois même jusqu’à l’excès. Si les références intègrent ici l’ancêtre du slasher, le giallo italien, et quelques films emblématiques hors genre mais pouvant y être rattachés par des scènes emblématiques ou des caractéristiques communes (par exemple « Les Dents de la mer » de Steven Spielberg), le slasher s’inscrit dans une série de schémas qui, malgré quelques variantes, demeurent focalisés, codifiés, répétitifs. Un univers régi par ses propres codes qui ne se confronte pas aux visions plus vastes et aux libertés d’un cinéma véritablement ouvert.
Ce caractère autoréférentiel apparaît à travers les rédactions de Jade, à la fois suffisamment brèves pour ne jamais lasser – quelques pages – et placées au long du roman avec suffisamment de sens de l’à-propos pour expliquer les thèses de l’adolescente, rapporter les diverses légendes horrifiques des lieux et soutenir les schémas narratifs sans jamais tomber dans ce travers des inserts didactiques que les anglo-saxons nomment expository lump. Dans ce roman à la fois horrifique et naturaliste qui atteint presque cinq cents pages – Zola n’a jamais fait dans la concision, Stephen King non plus – le lecteur, sans jamais s’ennuyer, en apprendra ainsi beaucoup sur le genre, ses règles, ses variantes, ses caractéristiques communes. Et saisira le propos : la culture du slasher reste prisonnière d’elle-même tout comme Jade est prisonnière d’elle-même. Prisonnière de sa classe sociale et de ses origines amérindiennes, Jade demeure enfermée dans un monde étroit, limité, dépourvu d’avenir. Son erreur, chercher à s’en échapper dans des fictions qui n’en ont pas plus, scellera son destin. Les cadavres finiront par s’accumuler. Indian Lake, sous ses aspects d’endroit de rêve pour sports nautiques, ne sera plus seulement le gouffre séparant les pauvres des riches, mais l’abîme de violence et de noirceur qui les unit.
On peut avoir un moment l’impression que le roman hésite à choisir sa voie – dans sa postface, l’auteur parle ouvertement de ses moutures successives – et le lecteur se demande un moment ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Ce qui est une simple vision de Jade et ce qui est du domaine du réel. Il se demande si ce que rapporte le narrateur omniscient n’est pas également le fruit de l’imagination de Jade plaquée sur des lieux propices, en des circonstances rappelant ces moments codifiés du slasher où tout peut advenir. Mais Stephen Graham Jones ne cherche pas véritablement à brouiller les pistes : au contraire pose-t-il soigneusement ses jalons. On est dans un récit très sombre où – même s’il reste possible de lire les péripéties à travers le prisme d’une décompensation psychopathique, hallucinatoire, de la principale protagoniste – le pire est toujours vrai. L’astuce de l’auteur est d’inscrire son récit dans une logique de contes de fées : Proofrock Lake est un endroit magique où les rêves d’une adolescente se réalisent. Mais cette astuce est particulièrement féroce : on n’est pas dans un conte de fées, plutôt dans son exact contraire et si l’imagination précède les évènements, ces évènements seront exclusivement en rouge et en noir.
Tout comme « Un bon indien est un indien mort », « Mon cœur est une tronçonneuse » s’enfonce donc assez loin dans les ténèbres. Si le roman peut dans ses premiers chapitres paraître ludique, il serait bien trop facile d’utiliser un cliché mille fois répété et d’affirmer que Graham Jones « joue avec les codes ». Son propos, avec son arrière-fond social omniprésent, et malgré nombre de scènes caricaturales, ne se limite pas au pur « entertainment ». Il s’agit aussi d’un avertissement : c’est peut-être, justement, dans le fait de jouer avec les codes que réside le danger. Ne nous y trompons pas : avec ses rêves, avec ses désirs, avec ses illusions, Jade pourrait s’exclamer, comme le disait autrefois Flaubert : « Madame Bovary, c’est moi ». Jade est très exactement la Madame Bovary de l’horreur, celle qui croit que l’on peut plier le monde sur le modèle de la fiction. Mais lorsque l’ennui et les illusions dominent, les surprises qui sont au rendez-vous sont rarement de bonnes surprises. Le lecteur sera donc prévenu : « Mon cœur est une tronçonneuse » est un roman fantastique, horrifique et absolument noir.
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Titre : Mon cœur est une tronçonneuse (My Heart is a Chainsaw, 2021)
Auteur : Stephen Graham Jones
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Fabienne Duvigneau
Couverture : Night Dog Walker par Taysa Jorge
Éditeur : Rivages
Collection : Rivages/Noir
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 475
Format (en cm) : 22,5 x 15,5
Dépôt légal : septembre 2023
ISBN : 9782743661076
Prix : 24 €
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