Hervé Le Corre est surtout connu pour ses romans policiers très noirs, aussi bien dans une veine historique (« L’homme aux lèvres de saphir », « Dans l’ombre du brasier »...) que contemporaine (« Les effarés », « Prendre les loups pour des chiens »...). La conclusion de « Traverser la nuit », un de ses derniers romans, laisse sans voix. Alors que le lecteur imaginait le policier et une femme avec son enfant sortir d’un long tunnel de solitude, il n’en est rien, l’auteur fauche tout espoir.
Autant dire que le résumé de « Qui après nous vivrez » laisse présager d’une anticipation noire, très noire. Comment pourrait-il en aller autrement quand l’électricité, puis l’eau courante, cessent d’un coup d’irriguer une civilisation dépendante, alors livrée à elle-même ? Une énième pandémie dévastatrice a douché l’espoir de redresser la situation, rien ne peut plus enrayer l’effondrement.
Hervé Le Corre a choisi de raconter cette chute à travers trois générations de femmes : Rebecca et Alice, Alice et Nour, puis Nour et Clara. On remarquera qu’il s’agit chaque fois d’un duo mère-fille qui se retrouve parfois confronté à un duo père-fils. Dans ce qui peut-être qualifié de présent, car il s’agit de la période la plus avancée dans le récit, Nour et Clara vivent avec Marceau et Léo, sans qu’il y ait de liens de parenté entre les deux parties. La vie les a réunis et voilà, ils s’entraident pour survivre. Dans leur maison cachée, un beau soir, ils subissent une attaque. Même s’ils tuent certains agresseurs et en blessent d’autres, Clara est violée et Marceau blessé. Leur foyer n’est plus sûr, ils le quittent, choisissant de poursuivre les attaquants qui doivent payer. Ils espèrent aussi trouver le lieu où certains essaient de reconstruire une société plus juste, plus apaisée.
Les chapitres mettant en scène ces quatre-là alternent avec ceux racontant l’histoire des deux générations de femmes précédentes, retraçant ainsi les différents parcours entrecoupés de rares joies et de nombreux drames. Il faut toujours un temps d’accoutumance pour bien resituer les personnages, d’autant que l’une peut se retrouver d’un chapitre à l’autre en tant qu’adulte puis en tant qu’enfant. C’est assez troublant et il est facile de perdre le fil, surtout à la fin où chaque génération est sur le point de passer le relais.
Le roman « La route » de Cormac McCarthy vient à l’esprit durant la lecture. Ces duos rappellent ce père et ce fils avançant vers un hypothétique havre de paix. Mais Hervé Le Corre ne se contente pas de dresser un état de fait à un instant T, il explique comment les personnages sont arrivés là, le chemin suivi depuis la catastrophe au fil des générations. Il le fait de manière morcelée, mais au final, le tableau est brossé dans son ensemble. Ici, pas besoin de guerre pour que la civilisation s’effondre, il suffit de la priver de ressources aujourd’hui essentielles à la bonne marche de la société pour la plonger dans le chaos. Et chassez le naturel, il revient au galop ! Les plus bas instincts se réveillent, les hommes jouent à nouveau des muscles, la loi du plus fort devient force de loi, comme vont l’apprendre à leurs dépends Nour, Marceau et leurs enfants. Les femmes sont les grandes perdantes avec des hommes qui ne les voient souvent plus que comme des ventres, des individus corvéables à merci et là pour assouvir leur soif de pouvoir. Les acquis chèrement gagnés sont jetés aux orties par la force des événements. Habiter dans une maison n’est finalement qu’une étape, une période de normalité avant que la situation ne vous rattrape et ne vous pousse à nouveau à fuir. Vigilance et méfiance sont devenus des impératifs pour durer.
Il n’est pas étonnant que ce roman tourne essentiellement autour de personnages féminins, car les femmes dégagent une force face à l’adversité qui impose le respect. Bien plus mâtures que les hommes comme le montrent Léo et Clara, cette dernière semblant bien plus âgée que Léo.
Hervé Le Corre dresse un avenir effrayant, mais ne se contente-t-il pas d’extrapoler ce qu’il voit aujourd’hui ? Sûrement, il suffit de regarder l’actualité pour s’en convaincre et se dire que l’humanité glisse au fond du gouffre plutôt que de remonter la pente.
« Qui après nous vivrez », oui que deviendront nos enfants, nos petits-enfants avec l’héritage que nous leur laissons ? À son habitude, l’auteur brosse un portrait guère encourageant dans l’ensemble, même si des cas isolés démontrent que tout espoir dans l’espèce humaine n’est pas perdu.
Une fois que l’on sait que le titre est extrait du premier ver de “La ballade des pendus” de François Villon, « Frères humains, Qui après nous vivrez », la teneur est donnée.
Lire Hervé Le Corre représente à chaque fois une belle expérience, le présent roman ne déroge pas à ce constat. Il raconte une histoire, des histoires dans un monde post-apocalyptique. La beauté côtoie l’horreur, l’espoir tente de se faire une place dans un avenir à l’horizon restreint par la survie au jour le jour. À travers trois générations de femmes, l’auteur nous immerge dans une anticipation tirée de notre quotidien et qui fait froid dans le dos et ce, toujours avec le style qu’on lui connaît. Et il mélange les trois périodes pour mieux nous mettre la tête dedans et nous fait perdre nos repères en nous sortant de notre zone de confort.
Un Hervé Le Corre différent, mais toujours aussi fort dans son message et capable de fédérer un public amateur de noir comme de science-fiction.
Titre : Qui après nous vivrez
Auteur : Hervé Le Corre
Couverture : Pulse © Adso Piñerúa
Éditeur : Rivages
Collection : Rivages/Noir
Directeur de collection : François Guérif
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 396
Format (en cm) : 22,5 x 15,5
Dépôt légal : janvier 2024
ISBN : 9782743661649
Prix : 21,90 €
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