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Instanciations
Greg Egan
Le Bélial’, traduit de l’anglais (Australie), science-fiction, 238 pages, février 2024, 19,90 €


C’est dans un monde bien étrange que Sagreda prend conscience. Un monde incompréhensible où la gravité ne s’exerce pas de haut en bas mais d’Ouest en Est. Ce qui veut dire, car l’on se trouve au départ dans une grotte, que l’on marche sur le flanc Est de la grotte et que le ciel est perpendiculaire à ce qui devrait être le sol. Tout est bizarre. Les objets sont attirés vers un bas qui n’est pas à sa place logique. Sagreda ne le sait pas encore, mais elle est une comp, c’est-à-dire un ensemble de données issues de cartographies neuronales de personnes défuntes et compilées de façon à donner des personnages artificiels injectés dans des jeux vidéo. Celui-ci se nomme « Est » – cet Est impossible vers lequel les objets tombent. De tels personnages n’ont d’autre choix que d’animer le jeu – s’ils dévient, ils sont effacés. Mais, ce dont peut-être nul dans le monde réel n’a vraiment pris la mesure, les comps ne sont pas que des programmes informatiques : de leurs origines, ils ont gardé le miracle de la conscience. Certains comprennent ce qu’ils sont et où ils sont. Et ils n’ont pas envie d’y rester.

« Doyle, Dickens, Stoker, Stevenson et Shelley, tous auraient vomi leur petit déjeuner s’ils avaient pu imaginer le jour où leur travail finirait pastiché et mélangé en un pot-pourri malodorant dont l’élément dominant se résumait à la puanteur de l’aura misogyne de Jack L’Eventreur. »

Figurants virtuels”, “Triadiques”, “Instanciations” : trois nouvelles unies sous forme de fix-up, ou encore un roman en trois parties. Le volume narre les aventures de certains des comps à la recherche d’une existence meilleure, c’est-à-dire d’un monde meilleur. Des aventures qui pourraient bien être la recherche même du réel. On connaît l’appétence d’Egan pour les concepts scientifiques, et son talent pour non seulement les inclure dans ses histoires, mais aussi, parfois, pour en faire le moteur. Ici, pour Egan, ces concepts sont un jeu, tout comme ils sont pour les concepteurs des jeux vidéo des concepts ludiques. Un monde à la gravité orientée d’Ouest en Est : jusqu’où peut-on pousser ce concept ? À partir de quand les incohérences, difficilement évitables, finissent-elles par apparaître ? Dans la seconde partie, “Triadiques”, c’est le concept mathématique des nombres p-adiques qui détermine une topographie non moins étrange où les règles de déplacement vont à l’encontre de tout ce que l’on connaît. Autre univers de jeu, celui de « Minuit sur Baker Street » aux résonances de fictions plus classiques avec sa Vienne des années trente, ses nazis, ses vampires, mais où jouent aussi des personnages de mathématiciens, logiciens et philosophes fameux tels que Kurt Gödel, Emmy Noether, Alfred Tarski, Rudolf Carnap, ou encore Karl Menger, bien connu des amateurs de fractales.

Le lecteur non scientifique n’aura nul besoin de fuir : les notions mathématiques sont ici plus des ingrédients que les moteurs d’une intrigue par ailleurs très facile à comprendre. À force de ruse, les comps conscients sont parvenus à s’extraire de leur jeu d’origine, et à passer, avec plus ou moins de facilité, d’un jeu à un autre. Et heureusement : dans le monde réel, certains de ces jeux perdent l’attrait de la nouveauté, sont victimes de la lassitude du public, sont fermés les uns après les autres. Autant d’espace en moins où se dissimuler, où vivre autrement. Il faut désormais sortir des serveurs de jeux, passer dans d’autres structures informatiques. Et même mieux encore.

« Ce monde dans lequel nous vivions, et dix mille autres comme lui, ont été créés par autant de singes mécaniques qui mâchent des fruits pourris et en recrachent la pulpe. Mais que se passe-t-il quand une boule de marbre poli se glisse dans le baril de pommes infestées de vers, et casse la mâchoire de son singe ? Un singe mécanique est trop stupide pour s’arrêter de mâcher s’il rencontre quelque chose d’inattendu. Les dégâts que le marbre peut alors causer sont sans fin. Alors, une fois ouvert le passage dans le mécanisme, pourquoi ne pas se mettre à ramper jusqu’à ses entrailles et jouer avec ses ressorts, ses rouages ? »

On a souvent reproché à Greg Egan une certaine froideur, et plus particulièrement à ses débuts. De fait, le comportement initial de Sagreda, lorsqu’elle s’éveille à la conscience dans le monde nommé Est, ne peut qu’étonner le lecteur. Aucun affect, aucun sentiment, aucune angoisse, aucune surprise mais d’emblée un examen scientifique des caractéristiques physiques du monde penché. Difficile donc de considérer d’emblée cette comp comme un être humain, comme une véritable conscience. Peut-être est-ce voulu, peut-être non – initialement publié en langue originale en 2013, ce texte remonte aux premières années de la carrière littéraire d’Egan – mais l’auteur restera peu disert, par exemple, quant aux états d’âme des comps, ou leurs angoisses d’être effacés. On voit pour l’essentiel, et en tout premier lieu avec l’héroïne, des personnages – ou plus exactement des entités – confrontées à un problème qui, pour existentiel qu’il soit, est avant tout technique : comment leurrer leurs concepteurs, comment passer d’un monde à un autre, puis s’échapper des monde du jeu.

Si l’auteur n’est pas toujours tendre au sujet des jeux vidéo, le discours va bien au-delà d’une simple appréciation. C’est, d’une certaine manière, à la fois celui d’un scientifique et d’un moraliste. On n’exploite pas seulement les vivants : on continue à exploiter les humains une fois morts pour extraire de leur cartographie cérébrale quelque chose qui pourrait bien être leur essence à chacun, des essences qui une fois mélangées donnent naissance à de nouvelles consciences qui ne seront rien d’autre que des esclaves – lesquels, s’ils dysfonctionnent, s’ils se rebellent, n’auront d’autre destin que d’être supprimés. Mais on est aussi dans un thème faustien : les créateurs n’ont – peut-être – pas vraiment idée d’avoir donné naissance à de nouvelles entités, des entités issues des âmes des morts que l’on aurait en d’autres temps considérées comme diaboliques et qui, sur la voie de la rébellion, pourraient bien faire issue dans le monde réel pour demander des comptes.

Avec astuce, Greg Egan prend à rebours les glissements de réalité à la Philip K. Dick (on pense en particulier, sur le thème des réalités virtuelles, à « Au bout du labyrinthe », 1970) ou du fameux « Simulacron 3 » de Daniel F. Galouye (1964, publié en français en 1968 et plusieurs fois réédité), grands précurseurs du « Matrix » des frères (puis soeurs) Wachowski. Il ne s’agit pas pour un humain de passer dans la machine, comme on le voit souvent dans la science-fiction, par exemple dans l’excellent « Deus ex » de Norman Spinrad, mais plutôt pour une autre entité d’en sortir. Il y a dans l’idée de ces comps, bien différents des constructs devenus assez classiques de William Gibson, un véritable vertige ontologique, un questionnement fondamental qui, en cette époque du développement foudroyant des intelligences artificielles, trouve des échos très forts dans le réel : à partir de quel moment une entité devient-elle (pour reprendre une formule dickienne), un Système Intelligent Vivant et Agissant (SIVA), à partir de quel moment, dans un univers que les scientifiques disent composé essentiellement d’information, cette information devient-elle consciente et agissante ? La personnalité humaine n’est-elle rien d’autre qu’une somme d’algorithmes, de fonctions, de réflexes, et à partir de quand de tels éléments modélisés passeront-ils avec succès le test de Turing ? À partir de quel moment les humains organiques seront-ils prêts à reconnaitre comme entités autonomes des créatures que nous sommes en train d’imaginer et qui un jour prétendront être conscientes ? On retombe là sur une des questions premières de la science-fiction, question à laquelle nous serons sans doute confrontés tôt ou tard dans le monde réel.


Titre : Instanciations (Bit Players / 3-Adica / Instantiations, 2013, 2018, 2019)
Auteur : Greg Egan
Traduction de l’anglais (Australie) : Francis Lustman
Couverture : Aurélien Police
Éditeur : Le Bélial’
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 238
Format (en cm) : 13 x 20
Dépôt légal : février 2024
ISBN : 9782381631172
Prix : 19,90 €


Greg Egan sur la Yozone :

- « Isolation »
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- « Bifrost 88 » spécial Greg Egan
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- « Axiomatique » version Le Bélial’ de 2022, Le Bélial’ de 2006 et Le Livre de Poche



Hilaire Alrune
29 mars 2024


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