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Le cyberespace de l'imaginaire




Océanique
Greg Egan
Le Livre de Poche, Science-fiction, n°32777, traduit de l’anglais (Australie), science-fiction, 716 pages, novembre 2012, 9,60€

Avec « Axiomatique », puis « Radieux », les éditions Le Belial’, puis Le Livre de Poche, avaient permis la diffusion à large échelle de nouvelles mémorables de Greg Egan, dont certaines avaient été préalablement publiées en France chez DLM Editions. Avec « Océanique », agrémenté d’une préface de Gérard Klein, ce sont treize nouvelles supplémentaires à ajouter à l’intégrale raisonnée de Greg Egan, avant un quatrième volume que nous font d’ores et déjà, dans leur note introductive, miroiter les sorciers du Bélial’.



Univers virtuels et réalités parallèles

Il était inévitable qu’avec une existence aussi romanesque (le génie mathématique, le craquage de la machine « Enigma », le suicide encore jeune à la pomme au cyanure), Alan Turing devienne un personnage de fiction. C’est chose faite une fois encore dans “Oracle ” où Greg Egan, sans jamais les nommer (mais leurs caractéristiques les évoquent de manière transparente, sans compter, pour ceux qui ne les connaîtraient pas, la courte notule qui ne les nomme toujours pas, mais cite nommément leurs biographes), affronte Alan Turing et C.S. Lewis dans un passé alternatif où le premier aurait été sauvé par un personnage originaire d’un univers parallèle. Une nouvelle intéressante, à thème, mais sans doute moins enthousiasmante que le diabolique « Poussière », mettant en scène un individu qui saisit sa propre personnalité sous forme informatique et converse avec elle. Mais il ne comprend pas pourquoi ces personnalités informatiques, l’une après l’autre, choisissent d’en finir. Peu à peu, un doute affreux apparaît : n’y aurait-il pas confusion entre l’original et son double de silice ? L’entité informatique ne serait-elle pas capable d’exister de manière discontinue à travers d’autres supports ? Par ses développements inattendus, ce récit passionnant suscite un vertige métaphysique à la Philip K. Dick, et décrit au passage, sans jamais la nommer, une variante astucieuse, vue et vécue de l’intérieur, du fameux dilemme de – encore lui – Turing  : comment peut-on, si cela est possible, distinguer une intelligence artificielle de l’intelligence humaine ? Autre réalité semi-fictive, plus ou moins virtuelle – comment la définir ? – que celle décrite dans “Les Tapis de Wang où” les humains abandonnent leur enveloppe organique pour n’être plus que des « contructs » à la William Gibson envoyés à la conquête des étoiles, où ils découvriront une forme de vie pas moins surprenante que la leur. Univers parallèles encore avec « Les Entiers sombres », réalité virtuelle encore avec « Gardes-frontières », où l’immortalité est permise par la survie dans un monde fictif où l’on joue à une mémorable partie football quantique.

Des singularités neurologiques

On sait que Greg Egan est très fort dans la mise en scène de singularités neurologiques ; en ce domaine, les lecteurs de ce volume ne seront pas déçus. Dans « Fidélité », il imagine un couple inquiet dont la femme, désireuse de rendre leur amour à tous deux éternel, imagine de figer leurs propres configurations neurologiques en phase avec cet amour. L’homme renâcle, s’interroge – est-il licite de figer « l’éclair électrochimique de la pensée  ? » – puis finit par céder : « Nous étions en train d’assassiner l’avenir, mais tout le monde le fait, et mille fois par jour. » Si Greg Egan, avec cette nouvelle très réussie, fait beaucoup plus dans l’allusif que dans l’explicite, le sentiment d’horreur qui s’en dégage n’en est pas moins intense. Une horreur plus flagrante encore avec la bien amère surprise finale qui attend le narrateur de « Le Réserviste » : dans un monde où les riches ont des clones pour avoir des organes de rechange, l’un d’entre eux conduit des recherches sur les greffes de cerveau et décide d’être le premier riche à se faire transférer son cerveau dans l’un de ses clones. Une surprise terrible, et quelque part assez morale, l’attend : une chute mémorable pour une nouvelle qui ne l’est pas moins. Sur le mode du thriller, « Lama », dont nous ne dévoilerons pas le contenu pour ne pas gâcher le plaisir du lecteur, s’intéresse aux propriétés d’un nouveau langage résultant d’un greffon informatique dans le cerveau : une nouvelle tendue et très réussie. On passera plus rapidement sur l’amusante mais anecdotique « Mortelles ritournelles » nouvelle variante sur l’emprise envahissante de courts morceaux de musique, généralement publicitaires. Rien non plus de très nouveau dans « Océanique », élégante variante néanmoins, sur le thème du sentiment religieux en tant qu’artifice neurochimique. Un domaine riche et passionnant sur lequel les scientifiques ont beaucoup écrit – depuis les hypothèses au sujet de l’épilepsie temporale de Thérèse d’Avila jusqu’aux études, grâce à l’imagerie par résonance magnétique nucléaire, de l’activité cérébrale de Carmélites en proie à une extase mystique (Beauregard et Paquette, Neuroscience Letters, 2006) et aux travaux ultérieurs de Jordan Grafman. Des hypothèses au cœur du roman (hélas inabouti) de Jamil Nasir, « Mirages lointains », publié en France chez Pocket en 2002. Ces quatre fantaisies neurologiques, toutes passionnantes, sont à placer à côté d’autres textes de l’auteur, comme « Le Point du vue du plafond » (dans le recueil Axiomatique) ou l’extraordinaire « Des raisons d’être heureux » (dans le recueil »Radieux » )

Une dimension humaine

« Yeyuka » met en scène, sur un mode légèrement futuriste, l’engagement humanitaire d’un médecin en mission dans une Afrique touchée par un mal terrible, le Yeyuka. Ce médecin possède un anneau hypertechnologique qui le met lui-même, et lui seul, à l’abri des maladies. Un anneau qui, sous son aspect futuriste, symbolise à la fois le visa, le billet d’avion, l’assurance, la richesse de l’expatrié qui, s’il est atteint d’une maladie lourde et coûteuse, aura des chances de s’en tirer, alors que ceux qu’il est venu aider, s’ils sont atteints d’une maladie équivalente, ne pourront que souffrir et mourir. Une inégalité fondamentale devant la maladie et la mort que Greg Egan met parfaitement en scène, ainsi que la débrouillardise des autochtones qui, sur place, ont développé avec ordinateurs de récupération un système permettant de guérir le Yeyuka à partir de données piratées sur Medigarde, la firme qui fabrique l’anneau et aurait pu elle-même, depuis longtemps, effacer le fléau d’un simple claquement de doigt. Même talent dans la dénonciation des drames dont souffre le monde avec « Le Continent perdu », dans lequel on aurait tort de voir la simple illustration des guerres menées par l’Amérique en Irak et en Afghanistan. Déclinaison futuriste à base d’univers parallèles du destin d’individus désireux de gagner un monde meilleur mais parqués face à une administration totalement indifférente, « Le Continent perdu », décrit lui aussi une réalité universelle et contemporaine : celle des flux migratoires, le quotidien des réfugiés politiques, des demandeurs d’asile déboutés que l’on renvoie se faire assassiner dans leur pays d’origine, celle des camps de rétention d’étrangers dans les pays les plus riches, ces centres de rétention qui ne manquent pas non plus en Europe – France comprise – où les pires sont sans doute ceux dans lesquels on entasse littéralement les demandeurs en Pologne. Comme dans « Yeyuka », Greg Egan décrit avec force et pudeur ces drames de notre présent que le plus grand nombre, sciemment, s’obstine à refuser de voir.

Quelques défauts en passant

Pour autant, tout n’est pas excellent dans ce volume, qui souffre d’une traduction par moments artisanale, avec des erreurs manifestes (par exemple « side-effects », dont la traduction n’est autre qu’ « effets indésirables », rendu par un incompréhensible « effets de bord » dans « Les Entiers sombres » et même par un « effets de bords indésirables » (!!) dans « Gardes-frontières », ou la traduction de « to socialize » par un bien peu adapté « socialiser », qui n’existe pas sous forme intransitive en français), mais surtout des expressions qui donnent l’impression d’avoir été traduites mot à mot ou par quelqu’un qui ne connaît pas bien la langue, par exemple « confronté à exactement le même environnement » ou « si je ne fais pas semblant que mes choix sont réels. » A noter toutefois un très faible nombre de coquilles, une douzaine seulement sur sept cents pages, quoique certaines (dans un paragraphe au passé simple, « atteint » au lieu de « atteignit ») soient malheureusement assez flagrantes.

Concernant l’auteur lui-même, on notera le caractère artificiel de quelques nouvelles : il ne suffit pas d’employer une demi-douzaine de termes scientifiques, manifestement au hasard, pour susciter le vertige ou donner l’impression que l’on s’y connaît (tout particulièrement pour « Les Entiers sombres », suite assez inutile à « Radieux » dans laquelle pas grand-chose ne tient debout, ou, pour prendre un autre exemple, l’utilisation récurrente et abusive de terme « quantique », excès dont « Singleton »pourrait très bien se passer.) De même, la structure artificielle de plusieurs textes apparaît trop évidente : la juxtaposition de thèmes, souvent utilisée par l’auteur, n’est pas garante d’un résultat satisfaisant, et la méthode de fabrication saute trop ouvertement aux yeux pour convaincre. Par exemple, pour « Les Tapis de Wang », l’auteur a lu, comme quiconque feuillette à l’occasion des revues de vulgarisation scientifique, quelques articles sur les ordinateurs biologiques, d’autres sur les méthodes de pavage du plan, y a ajouté le thème récurrent de l’immortalité artificielle, et a essayé de lier le tout par un soupçon de questionnement métaphysique : le cocktail ne prend pas. On notera aussi des maladresses évidentes et difficilement acceptables chez un auteur de cette envergure : ainsi, lorsque dans « Oracle », Greg Egan imagine expliquer ses théories aux lecteurs en faisant s’affronter ses personnages lors d’un débat télévisé, il laisse prendre la parole au premier personnage durant plus de huit pages, puis laisse la parole au second : il ne s’agit donc nullement d’un débat mais de deux discours successifs – un artifice et une invraisemblance à peine dignes d’un débutant.

Un recueil qu’il faut lire

Pourtant, l’on aurait tort de décrier les recettes de l’auteur et de critiquer trop ouvertement leurs résultats. Car si le procédé génère immanquablement des scories, il est aussi à l’origine de textes mémorables, que ce soit dans ce volume – qui n’en manque certainement pas – ou dans les autres recueils de Greg Egan. Il est, surtout, le témoin de ce qu’est la science-fiction au sens noble du terme, et pas seulement cette branche qualifiée, souvent abusivement, de « hard-science ». En s’attachant à décrire les abîmes ouverts par la recherche scientifique, des abîmes non seulement technologiques, mais aussi sociologiques et métaphysiques, cette littérature dite de genre transcende le domaine de l’imaginaire et s’adresse à tous. A ce titre, Océanique est un volume qu’il faut non seulement lire, mais aussi méditer.

Titre : Océanique
Auteur : Greg Egan
Traduction de l’anglais (Australie) : Sylvie Denis, Francis Lustman, Ellen Herzfeld, Dominique Martel, Pierre K. Rey et Francis Valéry
Couverture : Tony Hutchings
Éditeur : Le Livre de Poche (édition originale : Le Bélial’, 2009)
Collection : Science-Fiction
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 32777
Pages : 716
Format (en cm) : 11 x 18 x 3
Dépôt légal : novembre 2012
ISBN : 978-2-253-15988-9
Prix : 9,20 €



Greg Egan sur la Yozone :
- La chronique de « Zendegi »
- Une chronique de « Axiomatique »
- Une autre chronique de « Axiomatique »


Hilaire Alrune
11 décembre 2012


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