Chargement...
YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Protocole commotion
David Sillanoli
Flatland, collection La Tangente, noir, 219 pages, octobre 2021, 15€

Avec trois nouvelles et de nombreux chapitres titrés, on regrette que ce « Protocole commotion » ait fait l’économie d’une table des matières. Mais c’est bien là le seul reproche que l’on pourra faire à ces nouvelles publiées dans la collection La Tangente, au format 10 x 20 pratique et agréable, une série de volumes toujours soigneusement finis et dotés de couvertures à rabats. Pour ce sixième volume, des nouvelles fluides et noires emportant le lecteur à travers des existences qui auraient pu bifurquer sur des chemins plus lumineux.



« Seule la mère les toise, préparant longuement les crachats qu’elle envoie s’écraser sur le plancher puis qu’elle écrase du talon comme des insectes en fuite. »

Les Nerfs” est l’histoire d’une cavale. Une femme flic infiltrée, à bout de nerfs, peut-être trahie, finit par lâcher prise. Le monde est trop pourri, les individus de même, aussi bien d’un côté que de l’autre. Elle craque de manière abominable, refroidit ses supérieurs et ses collègues et part en cavale liquider toutes les ordures. Dans sa course, elle croise un paumé du nom de Dondon, un individu capable et qui aurait pu connaître un sort meilleur. Qui aurait pu être lui-même flic si son existence n’avait pas, quelque part, sombré dans un inexplicable cauchemar criminel à la limite du récit fantastique. Mais nous sommes ici plutôt dans un récit en même temps tragique, réaliste et tarantinesque. Des refroidis à la pelle, des paysans violents et dégénérés, des mafieux dans leur planque, une autre planque très loin au bord de la mer, tout coule et se précipite avec naturel, comme si c’était la vie de tous les jours. Sous la plume de David Sillanoli, ça l’est. Naturaliste et sans esbroufe. Réaliste et presque sobre. En couleurs, mais avec beaucoup de noir.

« Cinq mille habitants dont beaucoup de cousins, un centre laid, comme absent à lui-même, une artère commerçante éclairée jusqu’à neuf heures le soir et trois bars à poches, un en haut, un en bas qui faisait restaurant et un au milieu, deux boulangeries, une bonne, une mauvaise, ça dépendait des gens, la boutique de la mère Mâchon, la quincaillerie, l’épicerie, la poste et enfin la banque, fichée comme une tumeur dans le bâtiment dix-neuvième de la mairie. »

Avec “Dans le cube”, on continue dans cette France non pas des perdants mais des personnages qui, dans leurs villages, leurs bourgs, leurs petites villes, oscillent entre échecs et réussite, entre chance et malchance, entre bonheur simple et fatalité. Que l’on soit méritant ou non, capable ou non, travailleur ou non, il se trouve que le temps “file comme une putain de comète”. Que le bonheur n’est pas encore inscrit au registre du durable. Et qu’à l’occasion les choses tournent mal, comme si, lorsqu’un moment elles tournent trop bien, c’était finalement trop beau pour être vrai. C’est ce qui arrive au narrateur comme si toute la fatalité en germe, en marge, qui jusqu’alors était restée tangentielle à l’existence se densifiait en un évènement unique, un accident, une remontée de bile trop ardente, trop solide, accumulée depuis trop longtemps, et qu’il devenait impossible, mais à son corps défendant, de ne pas aboutir à l’irréparable. Narrée pour l’essentiel depuis une planque de béton, un poste électrique, une histoire qui sent l’ozone et le réel, une longue tranche de vie dans laquelle on se laisse entraîner, une pointe d’existentialisme, une autre de sociologie. Noir mais peut-être pas sans espoir, peut-être pas irréversible, même si l’on ne peut s’empêcher de remarquer que le protagoniste a déjà fait l’expérience d’un retour sur ses propres traces et que c’est à cette occasion que tout a mal tourné.

« On partageait aussi, avec le chien, la même baraque déglinguée qui nous avait vu naître puis devenir orphelins. Sauf que le chien n’avait pas fait piquer ma mère. »

Bevernaz” est peut-être, de ces trois récits, le plus absolument noir. Narré comme le précédent à la première personne du singulier, avec un protagoniste lui aussi suffisamment sympathique, au fond, pour que l’on puisse peu ou prou s’y identifier, ce texte secoue passablement le lecteur. Un personnage qui à l’origine ne sort pas particulièrement du lot mais dont l’existence prend un tour étrange : deux individus pas clairs, une jeune femme qu’il n’a jamais vue et un faux flic, le cherchent. Dans le même temps sa maison et son chien disparaissent dans un incendie. Il n’y a pas d’explication, il y en aura peut-être une, le lecteur ne saura pas si elle était la bonne. Ni même lui, qui ne saura pas non plus s’il pouvait y avoir échappatoire à l’irréparable. Qui ne saura pas s’il y avait fin mot à une histoire qui finit mal, et qui, peut-être, avait très mal commencé longtemps auparavant. Et lui, contrairement au personnage du récit précédent, n’aura pas la possibilité de revenir en arrière.

« La bagnole au fond d’un étang, la traversée des bois jusqu’à ce que le soleil s’enfonce dans l’horizon comme la dernière pièce de cinq dans la fente éclairée d’une borne d’arcade, plus de vingt bornes à pied dans la lande obscure, interminable (…)  »

Une pointe de Zola mais sans excès, une pointe de psychologie sans trop en faire, une touche existentielle toujours là, en filigrane, à fleur de peau : David Sillanoli excelle à faire prendre corps à ses personnages – qui souvent n’ont pas autour d’eux beaucoup d’horizons, les bourgs, la forêt, un peu de famille, une poignée d’amis – à peindre avec une prose souvent très sobre, parfois imagée, et toujours fluide, leur passé, leur quotidien, leurs états d’âmes et leur tendance à la dérive. Pas de jugement, pas de parti pris chez David Sillanoli, ni chez ses personnages. Il y a des ordures et c’est comme ça. Il y a des drames et c’est comme ça. Il y a des fatalités, des concours de circonstances, des voies peut-être tracées à l’avance, mais c’est comme ça. Il y a aussi des gens compatissants, aidants, des bons moments, des couleurs, des paysages, des ambiances que les personnages savent apprécier. Et ces protagonistes eux-mêmes, devant le désavantage social, devant la fatalité qui – peut-être – leur a toujours pendu au nez, ne se répandent ni en regrets ni en amertumes, ne cherchent pas de circonstances atténuantes, ne se posent pas en victimes, ne refont pas le monde. Parfois les choses partent en vrille et c’est comme ça. D’où, sans doute, cette tonalité particulière qui rend la lecture de ces nouvelles plus émouvante que si l’auteur en avait rajouté dans le pathos, ou avait cédé à la facilité du trash ou de la surenchère. Il n’en est rien. Tout coule de manière très fluide : qu’elle relate l’intériorisation, le passé, le drame, les relations humaines, bonnes ou mauvaises, les péripéties ou la beauté effleurée du monde extérieur, la prose garde sa tonalité et conserve la même fluidité. Comme la fatalité. C’est noir, par moments traversé de lumière, mais finalement très noir, et c’est comme ça.


Titre : Protocole commotion
Auteur : David Sillanoli
Couverture : Mosh Pit at Endfest, Washington 1991 © Charles Peterson
Éditeur : Flatland
Collection : La Tangente
Site Internet : page recueil (site éditeur)
Pages : 219
Format (en cm) : 10 x 20
Dépôt légal : mars 2023
ISBN : 9782490426331
Prix : 15 €


Les éditions Flatland sur la Yozone :

La collection La Tangente
- « Wohlzarenine » par Léo Kennel
- « Brutal deluxe » par Emmanuel Delporte
- « Monstrueuse Féerie » de Laurent Pépin
- « Angélus des ogres » de Laurent Pépin
- « Pill Dream » de Xavier Serrano

Les anthologies
- « Humanum in silico », anthologie
- « Aventures sidérantes », anthologie
- « Des lendemains qui shuntent », recueil de Bruno Pochesci

Le Novelliste
- La chronique du « Novelliste 1 »
- La chronique du « Novelliste 2 »
- La chronique du « Novelliste 3 »
- La chronique du « Novelliste 4 »
- La chronique du « Novelliste 5 »



Hilaire Alrune
3 août 2023


JPEG - 29.3 ko



Chargement...
WebAnalytics