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Monstrueuse féerie
Laurent Pépin
Flatland, collection La Tangente, fantastique, 99 pages, septembre 2020, 8,50€


Il est psychologue, il exerce dans un pavillon qu’il nomme le Service des Volubiles. Terme personnel, sans aucun doute, puisqu’il considère que les patients, lors de leurs accès de paralogismes, ne sont pas en décompensation psychotique mais en décompensation poétique. Ces patients poètes, il les appelle les Monuments.

Des Monuments fous, assurément. Par exemple Paulette “(…) qui avait eu toute sa vie des cigales qui chantaient dans sa tête. Un jour, après ses quatre-vingts ans, les cigales avaient migré et étaient parties pondre des œufs sous sa peau. Sous ses bras et son ventre. Puis elles avaient infesté le reste de son corps. Quand je l’avais rencontrée, elle s’arrachait des lambeaux de peau avec une pince à épiler et les mettait dans des flacons pour prouver ses dires à son médecin.” Ou Blanche-Colombe qui, considérant la religion d’une manière toute particulière, explique que le dogme : “ (…) reste égal à lui-même parce que les curés pondent des œufs. Pour qu’il en éclose des tout pareils qu’eux qui prendront leur place quand ils disparaîtront.” Ou d’autres encore, perdus dans des délires tout aussi inventifs.

« Comme elle se doutait que je ne croyais pas un mot de ce qu’elle racontait, malgré ma fascination, elle s’est mise à scintiller, à clignoter (…). Puis elle s’est mise à chanter dans une langue étrange et une harpe est apparue, comme par enchantement. »

Tout cela, il l’explique au lecteur en l’expliquant à sa muse, son fantôme, son Elfe. Car les Elfes existent bel et bien, entre ectoplasmes, hallucinations, et êtres de chair et de sang, comme cette patiente qu’il ne garde pas dans le service, mais, caprice impensable, ramène chez lui. Une Elfe qui, exerçant la profession d’hydrothérapeute, est capable de se vaporiser : normal, donc. Une Elfe avec laquelle il va essayer de rester, une Elfe avec laquelle il pratique la magie vaudou sur des statuettes à l’effigie des membres du personnel de leurs services qu’ils n’apprécient pas, une Elfe qui finira par s’en aller, sans doute comme sa raison qui elle aussi s’est depuis longtemps enfuie.

« J’ai souvent la sensation confuse d’avoir vécu accroché à un rocher au milieu de l’océan, durant toute mon enfance. »

Car notre psychologue-narrateur en a lui aussi vécu de belles. Qu’on en juge à la lumière de ce passé qu’il confie à son Elfe, mémoires d’une enfance dans une famille dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle apparaît dysfonctionnelle : parents (qui eux-mêmes semblent avoir été victimes de difficultés en lien avec les générations précédentes) discutant de la meilleure manière de tuer leurs enfants, mère enfantant par portées entières des légions d’homoncules et d’humanoïdes monstrueux, sommeil cauchemaresque et kafkaïen de son père dont les rêves produisent des légions de cafards – sans compter bien d’autres éléments qui, entre hallucination et délire, ne feront jamais mentir le titre de cette « Monstrueuse Féerie » qu’a toujours été l’existence du narrateur. Un narrateur habité par l’empathie, par la compassion, et qui malgré ses propres difficultés s’insurge contre “ (…) cette façon qu’on a de prendre toute la place quand on s’écoute trop” et considère que l’on a tendance à “faire de nos affects une urgence vitale pour subordonner le monde à nos malheurs et on n’écoute pas l’autre.”

« Il faut dire que ma figure devenait étonnamment blanche, ses différents reliefs s’estompaient, comme si une brume crayeuse d’un centimètre avait badigeonné mon visage. Souvent, j’essayais en vain de redessiner mes traits avec les doigts, devant la glace de la salle de bains. Je ne parvenais jamais à les remettre correctement en place. »

Pas facile donc d’exercer, pas facile non plus de simplement exister dans un monde où soignants et patients peuvent être également dissociés, également schizophrènes, hantés et déconnectés du réel – mais n’est-ce pas plutôt la réalité qui se fissure, qui ouvre ses propres gouffres, qui génère ses propres créatures surnaturelles ?

« Parfois, j’avais de la peine parce que je n’arrivais plus à sortir mon cerveau de son bocal d’éther et que j’aurais voulu avoir des amis. »

Avec finesse, Laurent Pépin transpose dans la fiction les failles et les désarrois internes de soignants en butte à la folie – celle des autres, mais aussi, hélas, parfois la leur. Si l’on dit que dans les hôpitaux psychiatriques il n’est pas toujours aisé de faire la différence entre patients d’une part, psychologues et psychiatres d’autre part, et s’il est vrai que de telles affirmations, qui dans leur généralisation apparaissent abusives, relèvent à la fois de la facilité et du lieu commun, elles ne sont hélas pas toujours totalement dénuées de fondement, car l’intérêt des soignants pour ces spécialités relève pour une part d’entre eux de motivations complexes auxquelles leurs propres fragilités ne sont pas totalement étrangères. Et s’il arrive à certains tragiquement, de basculer en effet du côté des soignés, il est bien difficile dans la recherche de causalité de ne pas y voir ces prédispositions et ces failles qui les ont poussés à faire carrière dans ce domaine.

A ce désarroi interne viennent se mêler d’autres désarrois, d’autres confusions dont Laurent Pépin rend également compte, et auxquelles tous les soignants, que ce soit dans le registre des pathologies purement organiques ou dans celui de la psychiatrie, sont de plus en plus souvent confrontés. Ces confusions, ce sont celles des convictions totalement irrationnelles, parfois véritablement délirantes, qui chez certains professionnels viennent prendre le pas sur les principes cartésiens les plus élémentaires. Convictions que l’on rencontre en effet souvent chez les psychologues, qui, pour l’immense majorité d’entre eux n’ont pas de véritable formation scientifique, et donc certains, hélas incapables de s’inscrire dans un paradigme de rigueur ou dans une considération rationnelle de la maladie, développent des théories bien plus calquées sur leurs propres troubles que sur leurs observations cliniques. Ainsi se retrouve-t-on hors de raison dans un univers où la déraison l’a déjà emporté, et considère-t-on, pour peu que l’on daigne s’y intéresser, que les théories contemporaines, comme l’exprime le personnage de Laurent Pépin, ne font que “ vider le sens du monde” : une élégante formule, mais aussi une formule sans concession qui en dit long sur les échecs de la psychiatrie.

Fable clinique, conte fantastique, relation oscillant entre le grotesque et le macabre, cette « Monstrueuse Féerie » ne trahit donc jamais son titre. Humaine dans ses excès, empathique pour les cabossés de la vie, les dérangés de l’affect et les esprits mis en panne par le ressassement sans fin de paralogismes irréductibles, la « Monstrueuse Féerie » s’éclaircit ici et là de fugues et de poussées poétiques et d’images (belle invention que ces rêves qui disparaissent comme des “os de fourmi qui se brisent”, et formule joliment créative pour qui garde à l’esprit que les fourmis en tant qu’invertébrés sont dépourvues de squelette). Emaillée de réflexions en lien avec cette difficulté à vivre ou à simplement exister qui en frappe beaucoup, écrite dans une langue et un style très simples qui font parfois penser à la prose de cet autre psychologue qu’est Howard Buten (qui aura marqué bien des lecteurs avec des œuvres comme « Quand j’avais cinq ans je m’ai tué » et « Le cœur sous le rouleau compresseur »), cette « Monstrueuse Féerie », avec sa féerie à domicile comme écho et contrepoint à la folie de l’asile, essaye de rendre le monde supportable en considérant tant bien que mal le délire comme poème.

On notera, pour finir, la réalisation soigneuse de ce volume dont le format vertical fait un élégant petit objet-livre, avec une couverture à rabats en carton légèrement gaufré et une illustration de Kawanabe Kiyosai, Bake-Cake (1872), qui donne le ton. Première publication de Laurent Pépin, cette « Monstrueuse Féerie » devrait être suivie, dans la même collection, par un autre opus de l’auteur, « Angélus des ogres », à paraître en avril 2021.

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Titre : Monstrueuse féerie
Auteur : Laurent Pépin
Couverture : Kawanabe Kyosai
Éditeur : Flatland
Collection : La Tangente
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 99
Format (en cm) : 10 x 20
Dépôt légal : septembre 2020
ISBN : 9782490426126
Prix : 8,50 €


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Hilaire Alrune
23 novembre 2020


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