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Angélus des ogres
Laurent Pépin
Flatland, collection La Tangente, science-fiction, 100 pages, octobre 2021, 8,50€


« Seulement, quand je croyais que j’étais guéri, il y avait toujours un craquement, une fissure qui me rappelait que cet univers déployé là était un songe, un artifice, comme si un bout de cet univers spectral commençait à se décoller d’un côté pour me rappeler que tout cela n’était qu’un décor de carton-pâte. »

« Monstrueuse Féerie » mettait en scène un psychologue exerçant en établissement psychiatrique et y interprétant les choses à sa manière. Dans un pavillon nommé Service des Volubiles et hébergeant des malades qualifiés de Monuments – patients qu’il considérait, en raison de la forme productive de leur folie, plus en décompensation poétique que véritablement psychotique – il redessinait et décrivait la maladie mentale et sa prise en charge à travers le prisme de ses propres dérives. Entre autres singularités, il ramenait chez lui une patiente suivie en externe, une Elfe, qui, exerçant la profession d’hydrothérapeute, était capable de se vaporiser. Rien que de très normal, donc, mais rien que de très normal aussi qu’une telle relation ait fini par partir à vau-l’eau.

Avec « Angélus des ogres  », notre audacieux psychologue, toujours aussi proche de ses patients et de leur folie, récidive. Son excès d’empathie le conduit cette fois-ci à cohabiter avec une thanatopractrice anorexique sujette à d’abominables métamorphoses. Sans rire. Sans rire également – car il persiste en lui une infime once de lucidité – il imagine officialisé son nouveau statut : le patient-soignant ou le soignant-patient, patient-salarié, interné en exerçant, à la fois fou et soignant, à la fois soignant et fou. C’est grave docteur ? Pas tant que ça. Car tel est d’une certaine manière notre lot à tous. Enfin, le lot de bon nombre de soignants qui se sont lancés dans ce domaine en espérant guérir leurs propres maux.

« Je me saoulais au thé. Et au bout de cinq ou six litres, en lisant des contes de fées et des histoires fantastiques, je parvenais à me transformer. Je devenais ces personnages ou leur créateur (…) Et je sortais et les apocalypses de boulevard du ciel blanc descendu à ras du sol fabriquaient un monde pittoresque et enivrant. »

Sur la même tonalité que « Monstrueuse Féerie  », et également – car, tout comme ses personnages, ce récit ressasse les mêmes obsessions – sur des thématiques très proches, « Angélus des ogres » oscille entre les émerveillements des créations de l’esprit et les contraintes du monde réel. En décrivant par ce biais les atermoiements, les incertitudes, les fourvoiements et le perpétuel inconfort mental des soignants « borderline » et de leurs patients, en décrivant des existences dissociées, morcelées entre les milles facettes du vertige kaléidoscopique de la raison, de la folie, de la poésie, mais aussi de l’horreur – transformations monstrueuses, festins cannibales, et résurgences d’épouvantes de l’enfance –, « Angélus des ogres » convie le lecteur à la table de la schizophrénie et à ses inventions étranges, comme ces œufs de prêtre déjà rencontrés dans le premier volume, ou encore une étrange machine à capturer les vents.

« J’ai beau y réfléchir, je ne parviens pas à me rappeler l’époque à laquelle on a commencé à filtrer la pensée.  »

« Angélus des ogres » apparaît donc comme une approche intime de la psychiatrie, une approche empathique symbolisée par l’invention d’un statut hybride entre réel et fantasme. On trouvera, dans « Angélus des ogres  », non pas la description clinique mais plutôt le déploiement en toile de fond de l’impalpable et trop poreuse frontière raison et folie, de ces perpétuelles zones d’interférences entre un normal et un pathologique mêmement difficiles à définir et qui s’imbriquent et s’enchâssent, inexorablement. D’où, non moins inévitablement, les affres de soignants trop fragiles cheminant en vacillant au bord de leurs propres gouffres et croyant trouver leur garde-fou – lequel n’aurait jamais aussi-bien porté son nom – en se penchant sur des abîmes voisins. Le drame d’individus perdus dans des combats insensés, cherchant à combler leurs propres failles avec celles des autres et, ce faisant, ne parvenant qu’à les élargir.

« C’est terrible, la pensée filtrée… Bien sûr, il ne subsiste plus, intrinsèquement d’élément toxique, effrayant, triste ou affolant après filtration. Parce qu’il n’y a plus rien, tout simplement. Plus d’image ni de parole. Les rêves n’ont plus de pattes ni d’ailes. Ils tombent au sol et s’assèchent. Du coup, les gens ne savent plus pourquoi ils se lèvent, marchent, vont au travail, font ce qu’ils font. »

Le combat perpétuel décrit par Laurent Pépin n’est pas fondamentalement celui de la raison contre la folie, mais plutôt un combat contre la « pensée filtrée ». Le choc décrit par l’auteur à travers « Angélus des ogres », c’est celui de cette dangereuse pensée normative qui semble être en train d’étendre partout son emprise, une pensée algorithmique pure, ou plutôt impure car dévoyée, jetant la compassion aux orties et reléguant l’humanité aux royaumes oubliés du rebut, à l’obscurité poussiéreuse de l’obsolète et au rang peu envié du négligeable. Une nouvelle « pensée unique » malvenue dans une discipline qui reste un art plus qu’une science, un dogme associé à un terrible « cinémastoche » prétendument thérapeutique apparentant les soins à la torture mentale ou aux techniques de rééducation des régimes totalitaires.

« Et ils racontaient les Voyages dans les chemins qui ne vont nulle part. Et ils racontaient l’errance le long des escaliers de pierre qui vont indéfiniment sans monter ni descendre. Certains racontaient même qu’à la fin du Voyage, lorsqu’on était parvenu au bout du désert, il y avait un rideau peint aux couleurs du ciel qu’il fallait soulever pour partir en ataraxie pour toujours.  »

On retombera toujours peu ou prou sur la vieille blague qui veut que le malade soit mort guéri. L’équivalent sur le plan psychiatrique n’est pas d’expédier le patient ad patres, mais d’annihiler le malade en voulant faire disparaître ses symptômes. De le transformer en enveloppe vide et, sans le vouloir, de lui subtiliser toute existence. Le réfrènement de la folie-poésie peut aboutir à la négativation de l’essence même du patient, ou, plus grave encore, au colmatage de la soupape qui l’empêche d’exploser. Plutôt que l’algorithme déshumanisé, donc, l’écoute attentive, répétée, l’accompagnement. Or, qui saurait mieux écouter un fou certifié qu’un soignant qui n’a – pas encore – été lui-même diagnostiqué comme tel ? Qui saurait mieux se glisser dans la peau d’un aliéné pour mieux le comprendre, comme le policier cherche à se faufiler dans la peau ou dans l’esprit du criminel, qu’un soignant lui-même borderline ? Un soignant qui durant son écoute verrait s’accomplir le partage de sa propre folie avec celle du patient, hypothèse de travail et liaison dangereuse s’il en est, et tentation acrobatique, périlleuse, d’y voir un modus vivendi et le substitut d’une psychiatrie à bout de souffle.

« La guérison, ça ne vaudra jamais la qualité de l’effroi qu’offrent les Monstres et les voix dans la tête. »

Garder le contact avec ce qui, dans les esprits dévastés, reste encore en lien avec le réel, maintenir la créativité qui pour beaucoup est un équilibre périlleux entre raison et folie, ou une forme d’exorcisme mental pour garder la raison, ou le signe d’une folie encore larvée : on ne compte plus les ouvrages portant sur les liens récurrents et complexes unissant art et folie auxquels, depuis et même avant François Tosquelles, se sont intéressés sociologues, psychologues et psychiatres, intérêts témoignant du vaste éventail des états mentaux des créateurs, ou des créatifs – citons par exemple l’artiste Yayoi Kusama qui vit depuis 1977 dans un établissement psychiatrique au sein duquel elle a volontairement choisi d’être internée et où elle dispose d’un atelier. Pour ces créatifs – les Volubiles et Monuments de Laurent Pépin – la guérison pourrait s’assimiler à une mort mentale, à la perte de toute productivité. “On peut vivre longtemps en étant effacé, parfois toute une vie”, murmure un des personnages. Oui, mais on ne vit plus vraiment.

Entre métaphores et allégories, entre réel et fiction, tantôt cauchemardesque et tantôt kafkaïen, effleuré par de visions à la Jérôme Bosch, hanté de cauchemars cronenbergiens, cet « Angélus des Ogres », seconde publication de Laurent Pépin après « Monstrueuse Féerie » se présente sous la forme d’un volume soigné dont l’illustration (Meikyo Yamato damashii shinpan de Kawanabe Kiyosai), donne le ton, et dont le format vertical et la couverture à rabats font un élégant petit objet-livre. Il devrait être suivi, dans la même collection, par un troisième opus de l’auteur, toujours dans la même veine, intitulé « Clapotille  ».


Titre : Angélus des ogres
Auteur : Laurent Pépin
Couverture : Kawanabe Kyosai
Éditeur : Flatland
Collection : La Tangente
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 100
Format (en cm) : 10 x 20
Dépôt légal : octobre 2021
ISBN : 9782490426102
Prix : 8,50 €


Les éditions Flatland sur la Yozone :

- « Monstrueuse Féerie » de Laurent Pépin
- « Pill Dream » de Xavier Serrano
- La chronique du « Novelliste 1 »
- La chronique du « Novelliste 2 »
- La chronique du « Novelliste 3 »
- La chronique du « Novelliste 4 »
- La chronique du « Novelliste 5 »


Hilaire Alrune
11 décembre 2021


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