Chargement...
YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Pill Dream
Xavier Serrano
Flatland, février 2021, science-fiction, 101 pages, 8,50 €


« Échoué sur une table d’opération, il regarde le plafond qui ouvre un autre œil, tout rond, fixé sur ses organes. »

On le sait : la science-fiction est un regard. Regard sur le présent, regard sur la société et ses évolutions, regard sur le futur proche qui déjà nous entoure, qui déjà est en nous. Une société et un futur proches qui sous l’œil légèrement halluciné de l’auteur et du narrateur nous dévoilent leurs entrailles, leurs viscères, leurs ressorts, leurs mécanismes secrets, nous révèlent les lubrifiants leur permettant de fonctionner, les grains de sable venant les gripper. Côté lubrifiants, on pensera à quelques hallucinogènes liposolubles et à l’impensable éventail de leurs déclinaisons. Côté grains de sable, entre autres, nos naïvetés, nos aspirations à un monde meilleur, notre soif de toujours plus.

Xavier Serrano”, explique le rabat de couverture, “a longtemps travaillé dans l’ombre de J.G. Ballard, puis dans celle de William Burroughs.” Et de préciser : “ Les ombres passent, les obsessions restent.” On a en effet l’impression, dans les pages d’entame, de divaguer dans du post-Burroughs, du post-Fante, du post-Dantec, du post-Bégout, du post-pop-culture, bref, plus globalement ce que l’on pourrait s’amuser à nommer du post-post. Une certaine dissociation semble donc poindre mais fort heureusement demeure jugulée, car le récit qui, à travers le prisme déformant du cerveau quelque peu chargé du narrateur, s’apparente tout d’abord à une errance en forme d’autobiographie opiacée, revient rapidement dans les rails d’une narrativité plus classique.

« Le corps de l’homme bouillonnait dans un cratère de draps et de songes. »

À travers cette tranche de vie-mort, de vie en suspens sur une table d’opération hantée par la récapitulation et la remémoration, une vie qui, peut-être, à sa manière, n’a jamais été rien d’autre qu’un flottement, que ce soit entre raison et déraison, entre matérialité et dérive chimique, ou entre rugosité du réel et lévitation médicamenteuse, se dessine donc ce monde en oscillation perpétuelle entre présent et futur qui est celui que nous connaissons ou que nous nous apprêtons à connaître. Un monde à l’instabilité désormais chronique et qui n’en finit pas de se redéfinir, de se décomposer, de se métamorphoser.

« À cette époque, dans une logique de conquête assumée, la recherche médicale s’orienta vers les médications non-thérapeutiques dédiées au bien-être ou au loisir. Ces substances ne servaient à rien ou presque mais il suffisait de créer un positionnement porteur pour trouver du sens et des revenus.  »

Dans ce perpétuel chaos, bien difficile, pour qui n’est pas doté d’une volonté d’airain, de résister aux tentations que revendeurs et firmes pharmaceutiques s’évertuent à rendre omniprésentes. À tel point qu’il n’est pas besoin comme le narrateur de n’avoir nul but dans la vie, de se retrouver dans une fonction plus par hasard que par volonté, d’être incapable de voir plus loin que l’horizon en persiennes closes de ses mails pour céder aux sirènes des produits de synthèse. Et pas seulement aux substances nootropes ou à la surcaféine, pour être efficace au travail. Car son amie épisodique, militante volontaire et infatigable contre toutes les injustices, en consomme autant sinon plus que lui.

« Les entreprises du médicament s’intéressaient de très près à ce changement de perspective qui touchait soudain l’univers du pathologique. Un nouveau paradigme était en train de voir le jour. La maladie en tant que phénomène de reconnaissance devenait un champ exploratoire au même titre qu’une tendance émergente ou qu’un nouveau groupe social. (…) L’avènement du pathologiquement correct était en marche.  »

Dans ce flash-back géant, dans ce monde qui semble en même temps tout autant propre sur lui et défoncé que ses protagonistes, on découvre donc cet employé modèle de la firme au nom joliment trouvé d’Ex-Nihilor affairé à mettre au point des applications permettant à tous d’exhiber – en une parodie à peine forcée, mais tout autant hideuse et cauchemardesque, de ces exhibitions à tout-va d’egos et de personnalité minables qui sur les réseaux sociaux sont devenues la norme – la moindre de ses flatulences et de ses éruptions, sans parler de pire encore. Un réseau médico-psycho-social qui ne peut que faire fureur et pourrait à l’évidence déboucher sur mille trouvailles plus lucratives encore. Car, à l’instar du chirurgien imaginé par Henri-Frédéric Blanc qui estimait que “tout individu est scalpelisable”, une industrie pharmaceutique dévoyée et perpétuellement à l’affût d’aubaines nouvelles s’ingénie à médicamenter la moindre activité humaine. Que le patient soit malade ou non, cela n’a absolument aucune importance.

« Le cloud n’avait qu’à bien se tenir. Il y avait assez de matière pour saturer tous les serveurs de la galaxie. Soudain, l’intimité n’était plus ce qu’elle était, retournée comme un gant ou livrée en pâture. Des yeux par milliards, tel un banc déchaîné de piranhas, grouillaient autour du moindre bout de chair. »

Dans ce monde-marchandise porté à son paroxysme où les firmes pharmaceutiques ne se contentent plus d’inventer de nouvelles maladies pour pouroir les médicaliser, les individus eux-mêmes n’existent plus qu’à travers un prisme sélectif faisant d’eux consommateurs de soins, cobayes, ou machines à générer des observations et des données physiologiques. Il n’y a donc plus d’humanité perdue, car tout individu est devenu à la fois le pigeon et le producteur. Et merci mille fois aux déshérités de la terre fournissant de faramineuses légions de sujets d’expérimentation, dans un monde qui n’est plus qu’une vaste collusion entre Big Pharma et Big Brother. Entre politiques sans âmes et argent sans odeur, le cercle sera entièrement fermé.

« La déchéance n’avait qu’à bien se tenir tandis que les apprentis cadavres fonceraient gaiement vers le néant. »

Tout sera donc médicamenté et réseau-socialisé, y compris le néant. Manière de dire, pensons-nous, que tout deviendra néant. « Pill Dream  » apparaît donc comme l’aboutissement terminal d’une génération, voire d’une humanité, pour laquelle il n’y a pas d’autre solution que l’asservissement chimique et la servitude volontaire. Entre idéalisme et fusion dans le moule, entre aspiration à la liberté et esprit d’entreprise, les individus peuvent encore balancer, figures de Janus déchirées, écartelées et laminées par des forces de plus en plus puissantes, par un chaos rampant et galopant. Pays explosé par la mondialisation, ravagé par un monde-marchandise porté à son paroxysme et fragilisé par les flux migratoires, « Pill Dream  » raconte tout cela, et raconte l’impossible équilibre entre compassion et raison, entre complicité et empathie, entre naïveté et pragmatisme, entre bon sens et décence. Et l’on finira par comprendre pourquoi, et par quel tragique enchaînement, notre narrateur se retrouve le ventre ouvert sous l’œil à facettes du monstre scialytique.

Anamnèse”, “DobyDom”, “Solareez” , “Hellix”, “Terminox ” : en cinq brèves parties entrecoupées d’intermèdes, « Pill Dream » foisonne de références tantôt évidentes et tantôt cryptiques. En tout juste cent pages, « Pill Dream » en dit beaucoup. Entre réalisme et satire, entre anticipation orwellienne et dickienne, entre « no futur » et contemplation effarée de ce présent que nous sommes en train de bâtir, « Pill Dream », terminé par une désormais conventionnelle play-list et suivi par une fragmentaire “Apostille pour un cadavre” due à Jacques Barbéri, se lit vite et s’avale comme un dernier cacheton, celui que l’on fait passer avec le verre du condamné.

Notons, pour finir, la réalisation soigneuse de ce volume dont le format vertical et la couverture à rabats font un élégant petit objet-livre. Après « Monstrueuse Féérie  » de Laurent Pépin, qui s’attachait aux démences de quelques individus, ce « Pill Dream  », second titre de la collection Tangentes, s’intéresse à une folie qui ne dit pas son nom, mais qui touche des populations entières. Il devrait être suivi, dans la même collection, par le second opus de Laurent Pépin, «  Angélus des ogres  », à paraître en avril 2021. Sans doute l’occasion de reprendre à la fois une dose et de découvrir un nouveau brin de folie.

_______________________________________________________________________

Titre : Pill Dream
Auteur : Xavier Serrano
Couverture : TheHardLab
Éditeur : Flatland
Collection : La Tangente
Site Internet : page roman
Pages : 101
Format (en cm) : 10 x 20
Dépôt légal : février 20201
ISBN : 9782490426034
Prix : 8,50 €


Les éditions Flatland sur la Yozone :
- « Monstrueuse Féerie » de Laurent Pépin
- La chronique du « Novelliste 1 »
- La chronique du « Novelliste 2 »
- La chronique du « Novelliste 3 »
- La chronique du « Novelliste 4 »


Hilaire Alrune
27 mars 2021


JPEG - 22.7 ko



Chargement...
WebAnalytics