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Jenny-les-Vrilles
Jeff Noon
La Volte, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), polar et fantastique, 324 pages, octobre 2023, 22€


Dans « Un Homme d’ombres » et « La Ville des histoires », nous avions découvert le détective privé John Nyquist, investiguant à chaque fois dans un environnement urbain différent, dans une nouvelle ville étrange. Dans « Un Homme d’ombres », nous l’avions suivi à travers Soliade, ville au ciel artificiel et perpétuellement illuminé, Nocturnia, son pendant au ciel perpétuellement éteint, et Crépuscule, également nommé Brume, un entre-deux trouble, incompris, mystérieux, dangereux. Dans « La Ville des histoires », nous avions découvert une cité où l’on raconte beaucoup, et où l’on est beaucoup raconté. Dans ce « Jenny-les-Vrilles », nouveau changement de décor, puisque tout se passe dans un petite village de campagne, Hoxley-sur-la-Vive, et dans le hameau attenant de Hoxley-le-bas.

« Ses doigts effleuraient la surface, cherchant des particules de poussière, une image perdue, des failles cachées, un code, comme un aveugle aurait lu une série de points en reliefs. »

Un environnement bucolique, paisible, sans aucune de ces caractéristiques excentriques qui faisaient des cités précédemment mentionnées des personnages à part entière. Mais une normalité qui n’est qu’apparente, car, dans ce village – où Nyquist après avoir reçu d’un expéditeur inconnu une série de photographies laissant entendre que son père, depuis longtemps disparu à Soliade, pourrait bien se trouver du côté de Hoxley, arrive donc pour une investigation toute personnelle – les mystères partout affleurent, les apparences sont bien souvent trompeuses.

« Il disait qu’il était naufragé. Naufragé de la vie. »

Des mystères partout, mais pour le lecteur une certitude : dès les toutes premières phrases, il sait qu’il est dans un récit de Jeff Noon. Le rythme et la tonalité de la prose, le caractère particulier des ambiances font que l’on reconnaîtrait une enquête de John Nyquist entre mille autres ouvrages. Un John Nyquist qui à la fois ressemble aux « privés » cabossés du roman noir et s’en détache par quelque chose d’indéfinissable, comme si sa dérive avait quelque chose d’unique, comme si les environnements où le conduisent ses enquêtes avaient eux aussi quelque chose d’unique, des mondes fluctuants, d’une versatilité et d’une labilité propices aux égarements, non seulement pour lui, mais aussi pour les personnages qu’il y rencontre. Et nul ne sait qui dans cette histoire est le plus naufragé, entre son père qui semble être venu s’échouer un moment à Hoxley-sur-la-Vive, lui-même dont la trajectoire semble être celle d’un fétu de paille rebondissant parmi les courants invisibles du lieu, ou les habitants ballottés au gré de rituels sans cesse changeants.

De rituels, oui, car Hoxley-sur-la-Vive n’est pas – mais alors pas du tout – un village comme les autres. Chaque jour y est celui d’un nouveau saint – des saints qui n’ont pas grand-chose à voir avec ceux du calendrier. Il n’existe d’ailleurs aucun calendrier prévisible de cette hagiographie excentrique : nul ne semble savoir quelle sera la figure du lendemain. Ce qui par corollaire signifie que nul n’est capable de prévoir quels seront les codes, les usages, les comportements et même les noms des uns et des autres une fois la nuit passée. Mais comment diable mener à bien une investigation dans un village où tout, absolument tout, change d’un jour à l’autre ?

« Quelque part dans le mouvement qu’elle lui avait montré, son nom existait, une toile d’araignée embrouillée. »

On l’aura compris, on l’avait déjà deviné : chez Jeff Noon, le monde est une énigme perpétuelle. L’enquête ne lèvera le voile que sur un point bien précis de ce monde – si toutefois elle aboutit. Perdu mais obstiné, John Nyquist arrache à droite et à gauche des informations qui sont aussi des idées, des concepts, des hypothèses, des confessions, des souvenirs. Au lieu de s’éclairer, les choses se compliquent sans cesse, avec des crimes, des disparitions, des suicides, des évènements mystérieux, comme si sans le vouloir Nyquist, était à la fois révélateur et catalyseur de la face sombre et cachée d’Hoxley-sur-la-Vive. Mais si « Jenny-les-Vrilles » a le squelette d’un thriller ou d’un récit policier, sa nature profonde est différente : poétique, artistique, fantastique.

« Il avait connu un certain nombre de dieux dans les deux villes où il avait vécu : les dieux des réverbères et des néons, du brouillard et des mots, de la magie, des masques, et au fil des ans il avait appris ou à moitié appris une foule de prières ou de sortilèges. Mais, ce soir, il n’avait d’autre dieu que celui qu’il trouvait dans son cœur sombre et solitaire. »

Un récit policier, certes, mais aussi un récit d’un bout à l’autre traversé de « weird ». Une excentrique qui nomme les branches des arbres, la boutique à l’abandon d’un photographe, une diseuse de bonne aventure mécanique, un corbeau voleur, des masques adhérant à la chair, une galerie d’art souterraine, l’hélice d’un avion englouti pointant à la surface d’un lac mystérieux, un cygne non pas bicéphale mais dont les deux cous se terminent par des mains, une créature fantastique androgyne, sans âge et innombrable, des brumes mouvantes, colorées, lumineuses, féeriques, masquant et accompagnant les villageois, une tour dont la topographie se modifie au gré du sens dans lequel on la contourne, des plantes aux propriétés surnaturelles, comme la lune-argent, ou des vrilles végétales naissant d’objets – une tasse de thé, une arme de poing, un ouvrage d’ornithologie – pour reconnaître leur propriétaire idéal et s’insérer sous sa peau, des entités anciennes et bien d’autres trouvailles viennent, entre magie et cauchemar, nourrir un monde de plus en plus fou.

On pourrait rapprocher « Jenny-les-Vrilles » de ces récits à base de petites villes bien trop paisibles pour être véritablement honnêtes et dont les habitants partagent un terrible secret, comme le roman « American Elsewhere » de Robert Jackson Bennett ou « Révélation » de Blake Crouch. Mais Jeff Noon va plus loin. Avec une inventivité toute britannique à la Jasper Fforde, il dresse un autre tableau, il élabore une autre histoire, qui va au-delà de ses facettes de récit policier. Peu importent, d’une certaine manière, les résultats de l’investigation de John Nyquist. « Jenny-les-Vrilles » n’est pas le genre de roman que l’on suit comme un whodunit, un thriller, un page-turner. Il est plutôt l’inverse : un de ces livres à énigmes dont on ralentit volontairement la lecture non pas pour trouver la solution, mais parce que l’on ne veut pas laisser passer une image, parce que l’on veut goûter les ambiances. Un récit riche et foisonnant que l’on savourera en prenant son temps, et que l’on gagnera à relire.


Titre : Jenny-les-Vrilles (Creeping Jenny, 2021)
Série : Les Enquêtes du détective John Nyquist, tome III
Auteur : Jeff Noon
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Marie Surgers
Couverture : Corinne Billon
Éditeur : La Volte
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 324
Format (en cm) : 15,5 x 21
Dépôt légal : octobre 2023
ISBN : 9782370492296
Prix : 22 €


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Hilaire Alrune
1er mars 2024


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