« Les lumières étaient éteintes. Par la fenêtre, la lueur d’une enseigne au néon illuminait une partie de la pièce, un rectangle sur le plancher, à côté du classeur à tiroirs, un pan de sa table de travail. La machine à écrire se parait d’une lueur argentée, comme un objet découvert sur la lune. Le fantôme d’une machine. Le bruit des touches cessa dès qu’il ouvrit complètement la porte et pénétra dans la pièce. »
Dans « Un Homme d’ombres », nous avions suivi les mésaventures de John Nyquist, stéréotype de « privé » cabossé au grand cœur, à travers un univers particulièrement riche : Soliade, ville au ciel artificiel et perpétuellement illuminé, Nocturnia, son pendant au ciel perpétuellement éteint, et Crépuscule, également nommé Brume, un entre-deux trouble, incompris, mystérieux, dangereux. Avec « La Ville des histoires », Jeff Noon ne bâtit pas une suite mais un roman totalement indépendant dont une autre ville apparaît comme un personnage à part entière, une ville où l’on raconte beaucoup, et où l’on est beaucoup raconté. “Dans cette ville” explique un des protagonistes, “vous n’êtes rien si vous n’êtes pas un personnage dans une histoire.”
On est donc d’emblée dans la très classique mise en abîme, le récit dans le récit cher à Italo Calvino auquel l’auteur fait nommément référence, on suit John Nyquist dans une zone de flou qui n’est plus cette brume entre la lumière et le crépuscule, mais la frontière souvent impalpable entre la réalité et la fiction. Un début qui renvoie, à l’évidence, à l’entame de « L’Homme illustré » de Ray Bradbury, et une topographie qui apparaît comme un plan de références explicites : le quartier A.C. Clarke, l’allée Plath, le quartier Melville, la rue Betjeman, l’allée Chaucer, le quartier Brontë, le parc Conan Doyle, l’allée Poe, la promenade Austen, le cours Kafka et bien d’autres, distillées au cours des pérégrinations de Nyquist. Name dropping, pour employer une locution à la mode ? Peut-être, mais comment ne pas rêver d’aller boire un verre au Mot final, un bistrot sur le cours De Quincey ? Comment ne pas avoir envie de savoir ce qui se trame dans l’avenue Bradbury, bien entendu au très emblématique numéro 451 ?
« L’histoire est un démon qui nous rend visite la nuit. »
Dans cette ville des histoires, Nyquist a été chargé de suivre un homme du nom de Wellborn. Mais, dans la tour 5 de la cité Melville, les choses se passent mal. Wellborn meurt. Nyquist y rencontre une jeune femme du nom de Zelda, très évocateur de fiction, qui bientôt mourra à son tour – un suicide en apparence, sans doute un crime. Cette tour 5 reviendra de manière récurrente, épicentre narratif et attracteur étrange, bâtisse-roman et labyrinthe avec ses appartements qui sont autant de chapitres, lieux de rencontres étranges à la manière de Lewis Carroll (nul hasard si l’on y trouve, entre autres, une vieille dame qui se prénomme Alice) organisés autour d’un arbre qui s’élève à travers les étages, aux branches porteuses du corps d’un roi Oberon pendu à l’envers, qui aurait inventé l’écriture à partir des tracés des racines. Mais comment s’en étonner dans une ville où, au bord du canal, des néologues vendent des mots nouveaux, et où des alphabêtes, insectes dévorateurs de livres et rongeurs de mots, volent en portant des lettres ?
« C’était une histoire née du sang et des ténèbres, à moitié réelle, à moitié inventée. »
Si la Tour 5, cité Melville, est l’épicentre de cette enquête de John Nyquist, deux autres points nodaux marquent la Ville des Histoires. D’une part le Grand Hall du Contenu Narratif où convergent toutes les histoires, avec un petit goût du mémorable « Pfitz » d’Andrew Crumey (Le Serpent à plumes, 2001) porté par le même principe d’une conspiration entre réel et imaginaire. D’autre part le Corps Bibliothèque, roman frankensteinien composé d’un rassemblement de pièces issues de divers romans, mais aussi roman vampirique subjuguant ses proies, roman venimeux infectant ses lecteurs, les contaminant d’une maladie de mots rampant sous leur peau, roman-drogue à fumer, écrit avec une encre de minuit, roman monstre et roman-labyrinthe, livre organique qui est sans doute beaucoup plus que le résultat d’une volonté de “créer un nouveau genre de roman plus en accord avec l’époque maniaque et désordonnée dans laquelle nous vivons.”
« J’ai trouvé une voix. Ma propre voix. Je l’avais cachée au plus profond de moi-même, depuis l’enfance. Mais quand j’ai retrouvé cette voix, il y a un an environ, elle s’est transformée en poème. Un vers, puis un autre, et encore un autre. Je ne savais même pas ce que ça signifiait, pas vraiment. Mais une fois que j’ai commencé, les mots ont coulé facilement. Un poème. Deux. Trois. Et je ne pouvais plus m’arrêter. Ça coulait, comme le flot ininterrompu d’une rivière. »
Tout comme « Un Homme d’ombres », « La Ville des histoires » est riche en images. En personnages également, perdus entre réel et fiction, comme cet écrivain dont on a volé la muse et qui inlassablement dactylographie des séries de caractères dépourvus de sens sur un rouleau, ces protagonistes qui ont leur double dans le monde de la fiction, ces lectrices installées autour de l’arbre Yggdrasil de la tour 5, cité Melville. La littérature et la fiction peuvent être dangereuses, on le sait depuis longtemps, et une ville qui leur est entièrement consacrée ne saurait pas générer que des destins apaisés et enviables.
« C’était le bruit du papier qui parle, qui murmure, qui exhorte, qui pleure, qui supplie, qui prie, qui rêve. »
L’histoire de Nyquist, le détective perdu qui “arpente les rues de l’après-midi comme un fantôme humain à la recherche d’un corps à habiter”, c’est celle d’un homme qui, entre fièvre et torpeur, entre conscience et coma, entre fiction et réalité, essaie de ne pas partir à la dérive et de mener jusqu’au bout une enquête singulière. Nyquist, fait remarquer un des protagonistes, sonne comme Night Quest : il y aura en effet beaucoup de ténèbres à dissiper dans cette ville qui témoigne du goût de Jeff Noon pour les merveilles revues au filtre assombrissant du récit noir. Vitrail sombre, rosace mélancolique, “marée noire au Paradis”, teinté d’une petite touche kafkaïenne, « La Ville des histoires » séduira ceux que les livres hantent, obsèdent, inquiètent. Une « Ville des histoires » à placer à côté du « Puits des histoires perdues » ou du « Mystère du hareng saur » de Jasper Fforde, l’humour et la légèreté en moins, ou de « Vélum » et « Encre » de Hal Duncan. Poésie noire, fable littéraire, polar métaphysique, « La Ville des histoires » est un jalon de plus dans l’œuvre de Jeff Noon, une œuvre des marges, un cheminement très loin des sentiers battus.
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Titre : La Ville des histoires (The Body Library , 2018)
Série : Les Enquêtes du détective John Nyquist, tome II
Auteur : Jeff Noon
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Christel Gaillard-Paris
Couverture : Corinne Billon
Éditeur : La Volte
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 381
Format (en cm) : 15,5 x 21
Dépôt légal : septembre 2022
ISBN : 9782370491985
Prix : 22 €
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