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Homme d’ombres (Un)
Jeff Noon
La Volte, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), polar et urban fantasy, 352 pages, janvier 2021, 20€


« Il aurait vraiment dû s’arrêter à son bureau, mais penser à cette pièce solitaire lui était insupportable : messages morts, factures impayées, et un ventilateur paresseux avec une pale percée par un coup de revolver.  »

Un privé classique. Costaud, couturé de cicatrices, buvant sec, toujours à court d’enquêtes, à court d’argent. Mais efficace, au grand cœur, et jusqu’au boutiste. Volontairement, un stéréotype. Mais sous ce stéréotype, Jeff Noon cherche autre chose. Des choses qui apparaîtront lentement, par petites touches. Des zones d’ombre aux confins de la clarté. Un soupçon de passé, une forte dose de désarroi. Dans ce monde où il n’est d’autre lumière qu’artificielle, le cliché n’est lui aussi qu’artifice, que façade. Ce qui intéresse Noon, ce sont les failles des individus et du monde, qui se répondent en écho. Rien de démonstratif, rien d’appuyé : comme une petite musique lancinante, qui d’un bout à l’autre ne s’arrêtera jamais.

« Cette ville est une dynamo. Elle n’arrête jamais de tourner, de fonctionner. Pour cela, Soliade a toujours besoin de plus de chaleur, de lumière, d’énergie. Mais, par-dessus tout, elle a besoin de temps. Différents types de temps. Des chronologies pour toutes les occasions, tous les désirs, toutes les humeurs.  »

Si cette petite musique semble ne devoir jamais s’arrêter, c’est parce que tout semble pris dans la spirale d’un mouvement perpétuel. Car dans la cité de Soliade, dont le ciel a disparu pour être remplacé par une voûte artificielle constellée d’ampoules électriques, la lumière ne cesse de briller, rien ne s’arrête jamais. Doublement jamais, et même plus encore, car cette frénésie perpétuelle se démultiplie par le jeu complexe de chronologies enchevêtrées, de fuseaux horaires décalés d’un quartier à l’autre, d’une rue à l’autre, d’un lieu à l’autre. Une ville désormais soumise à une cartographie duale, celle du topos et celle du chronos. Une ville qui permet plus, mais qui demande agilité, attention, adaptation incessante. Changer de temps, et changer sa montre d’heure dès que l’on se déplace, partout, toujours. Des possibilités nouvelles, mais aussi des maladies, des névroses, des perturbations nouvelles.

« Jadis, il se sentait dans cette ville comme un poisson dans l’eau. Il y avait toujours vécu, il avait appris à s’y débrouiller, à évoluer sans crainte dans les chronologies entremêlées, à sauter de l’une à l’autre. Il naviguait dans le réseau des heures et des minutes et réussissait à se retrouver à l’endroit voulu, ou à peu près, au moment voulu, ou à peu près. Ses yeux, ses pieds, tout son corps vibraient au rythme des heures mouvantes, comme si le temps lui-même infectait lentement sa chair, le possédait. Mais, de plus en plus, il se perdait dans les instants. Abasourdi, perplexe. Il vivait sur une série de plaques tectoniques, chacune correspondant à une idée de l’heure qu’il était, Parfois, il émergeait des ténèbres pour se trouver devant un cadran d’horloge, en train de regarder, juste de regarder, pour forcer les aiguilles à s’immobiliser, à interrompre leur cercle pour une seconde ultime. Où il pourrait rester éternellement.  »

Perturbations, on l’aura compris, qui sont les failles de cet « Homme d’Ombres » et de son univers qui paraît trop réglé. Comme les hommes-araignées qui, à la limite du champ visuel, ne cessent jamais de ramper et de grimper sur les fils invisibles pour y changer les ampoules d’un ciel factice, la mécanique invisible de ce monde ne cesse d’interroger. Son mouvement perpétuel pourrait être celui d’une vis sans fin ne tournant que sur elle-même, sa cinétique incontrôlable une simple agitation qui s’emballe. Dans une ville qui ne dort jamais, et où plus rien ne s’arrête. Une vanité entière à l’image d’une cité, une cité à l’image d’une vanité. Un tableau. Clairement, une image du monde réel. Et le mystérieux assassin qui depuis quelque temps y sévit est à l’image parfaite de ce monde. Il est nommé Vif-argent. Un mouvement qui dépasse le mouvement, une lumière si rapide qu’elle en devient invisible.

L’image est donc celle d’un monde ordonné avec ses différentes facettes, d’un monde qui cherche à tout mettre dans une case, dans un lieu, dans un temps. Soliade, avec son ciel factice et sa lumière éternelle. Son pendant Nocturnia, avec son ciel également factice et son obscurité perpétuelle. Mais bien des choses échappent à la vision simpliste, réductrice, friande de cases et de schémas, de l’esprit humain : ainsi de Crépuscule, également nommé Brume, un entre-deux trouble, incompris, mystérieux, dangereux.

« Là-bas, le temps est une substance fluide et non solide. Il n’y a pas de quand. Il n’y a pas de maintenant, pas d’autrefois, pas de si, pas d’était, pas de passé, de présent ou de futur. Il n’y a pas d’espoir, pas de changement possible. Ce sont les limbes. Et on est forcé d’errer pour toujours dans la pénombre. À moitié mort et à moitié vivant. »

On l’aura compris : si l’investigation, à l’image de son « privé » est elle aussi en apparence classique, ce ne sera que pour explorer ce qui demeure tapi aux marges du polar, dans les recoins obscurs de schémas bien connus. Un personnage puissant, Bale, fondateur et entrepreneur de nouvelles chronologies, charge John Nyquist de retrouver sa fille, Eleanor. Dans un premier temps, Nyquist la retrouve, paumée, droguée, mais elle lui file entre les doigts. Il comprend que l’histoire est plus complexe qu’il n’y paraît. Eleanor ne serait pas la fille biologique de Bale. À la frontière de Crépuscule, cette zone trouble où il ne fait ni jour ni nuit, il la retrouve une seconde fois. En compagnie d’un homme nommé Kincaïd, qui serait peut-être son vrai père. Qui meurt dans un moment d’inextricable confusion. Qui donc est l’assassin ? Vif-Argent ? Eleanor ? Nyquist lui-même ? Là est le véritable mystère.

« La brume, au début d’un gris sale, prenait une teinte plus crépusculaire, argentée, et comme éclairée de l’intérieur ; à chaque pas des volutes venaient s’enrouler autour de Nyquist. La température baissait. Au coin d’une rue, il vit la frontière du crépuscule. Une ville nommée l’Estompe.  »

Un mystère qu’il ne sera pas facile d’éclaircir, ni à Soliade, ni à Nocturnia, ni dans le Crépuscule. Parce que Si Bale a récupéré sa fille, pour Nyquist, les choses ne peuvent s’arrêter là. Il y a des hommes sortis de la brume qui ne sont peut-être pas tout à fait humains. Il y a les occupations mystérieuses du père défunt d’Eleanor – dont un très symbolique théâtre d’ombres. Il y a le secret de la mère d’Eleanor, à moitié folle, perdue dans une chronologie différente. Il y a la conviction qu’Eleanor est en danger. Et aussi cette drogue étrange qui générerait une faille dans le temps, le kia, abréviation du Chiaroscuro des peintres classiques – le clair-obscur, l’ombre et la lumière, encore et encore.

« Un train, passa devant la fenêtre, jetant ses lumières noires et blanches sur la silhouette voûtée ; le bruit du moteur et des voitures était assourdissant. Ensuite, le silence et les ombres rayées se refermèrent. Les ombres contenaient Nyquist en elles, comme un homme en cage.  »

On l’aura deviné : il y a dans l’étrange univers de Jeff Noon une richesse singulière. En lieux, en images, mais aussi en ambiances. Son talent de créateur d’atmosphères est manifeste : en quelques paragraphes, en quelques phrases parfois, il crée le lieu, plante la scène, place les personnages, distille les atmosphères. Dans cet « Homme d’ombres », Noon se révèle tout autant peintre qu’écrivain. Bien des chapitres sont aussi des tableaux. Des toiles de tonalités et de registres différents, mais dont aucune ne vient rompre la cohérence de l’ensemble. Avec les lieux, avec les horloges au bord desquelles on a le sentiment de basculer tout autant que Nyquist, avec d’autres trouvailles signifiantes du décor, naît l’impression que Jeff Noon s’est emparé des aspects magiques des contes, mais aussi de leurs facettes troubles, pour les distiller à l’alambic fatal du récit noir. Si l’intrigue ne démérite en rien, l’aspect esthétique domine. Le lecteur s’installe dans un chapitre bref, dans son ambiance singulière. Il le relit, s’en imprègne, découvre des détails qui lui ont échappé. Lui aussi est entré dans une chronologie déviante, dans le monde magique. Il est passé de l’autre côté du miroir.

« Des fétiches étaient suspendus en guirlandes sur des poteaux. Des objets de bric et de broc : cheveux, plumes, engrenages rouillés, lames de couteau brisées, douilles, crânes d’animaux, touches de piano. Un nuage d’insectes jaunes dansait autour du seul lampadaire encore intact.  »

Dans ce miroir, ou plutôt ces miroirs de l’âme humaine que représentent Soliade, Nocturnia, Crépuscule, John Nyquist se débat. Il s’obstine. Dans le monde dévolu à la lumière, il est aveugle. Dans le monde voué à la nuit, il distingue. Dans l’entre-deux, il devine. Mais, il le sait, il le comprend, comme si cette enquête avait une vertu révélatrice, presque initiatique, que sa pénombre intérieure demeure identique, et qu’en dépit de son acharnement continue à dominer une cécité qui n’est autre que la sienne. Il n’a jamais su réellement voir. Trop de choses lui échappent et lui ont toujours échappé. Le chapitre où il explore les étages supérieurs de la bâtisse dans laquelle se trouve son bureau, et auxquels il ne s’est jamais intéressé, apparaît à ce titre révélateur. Une ascension avortée vers la lumière, une poignée d’éclaircissements, des interrogations nouvelles. Depuis longtemps, depuis toujours peut-être, Nyquist est perdu. Héros triste, égaré depuis des lustres dans sa propre vie, errant dans l’espace et le temps d’une existence inaccomplie, déphasé et déboussolé à l’image d’un monde qui à travers lieux et chronologies se délite, se cherche, se recompose, il tâtonne. Des réponses, il en trouvera au moins quelques-unes dans les brumes de Crépuscule, dans cette zone de flou qui n’est ni Soliade ni Nocturnia, ni jour, ni nuit, dans cette zone d’effrois troubles qui ressemble aux limbes ou au purgatoire, le point mort du balancier de l’horloge, là où frémit encore le pendule de l’esprit. On y suit John Nyquist, le détective perdu. On continuera à le suivre, c’est acquis, dans « The Body Library » et « Creeping Jenny », à paraître également chez La Volte.

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Titre : Un Homme d’ombres (A Man Of Shadows, 2017)
Série : Les Enquêtes du détective John Nyquist, tome I
Auteur : Jeff Noon
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Mary Surgers
Couverture : Corinne Billon
Éditeur : La Volte
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 352
Format (en cm) : 15,5 x 21
Dépôt légal : janvier 2021
ISBN : 9782370490780
Prix : 20 €



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Hilaire Alrune
25 mars 2021


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