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YOZONE
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American Elsewhere
Robert Jackson Bennett
Le Livre de Poche, n°36048, traduit de l’anglais (États-Unis), fantastique / science-fiction, 928 pages, avril 2021, 10,20€

Après « Terminus » de Tom Sweterlitsch, c’est au tour d’« American Elsewhere » de Jackson Bennett d’être repris par le Livre de Poche après une première parution en grand format dans la collection Albin Michel Imaginaire. Un ouvrage qui à l’époque avait déjà été chroniqué sur la Yozone par François Schnebelen



« Pas étonnant que l’ère nucléaire ait commencé ici : tout y paraît possible. L’air a même quelque chose d’électrique, mais c’est peut-être simplement à cause du ciel ; si Dieu a peint le firmament une région après l’autre, il a dû garder celle-là pour la fin, car la voûte céleste semble si fraîche et si neuve qu’elle en est quasiment douloureuse à regarder.  »

Mona Bright, ancienne policière mais jeune encore, alors qu’elle se sent partir à la dérive, apprend à la mort de son père qu’elle hérite d’une maison ayant autrefois appartenu à sa mère. Une mère dont elle ne connaît pas vraiment le passé puisque celle-ci a mis fin à ses jours alors que Mona était encore enfant. Un cadeau du destin, sans doute, que cette maison qui arrive à point nommé pour un nouveau départ. Un domicile qui n’est pas facile à trouver, car la petite ville à laquelle correspond l’adresse, Wink, dans l’état du Nouveau-Mexique, n’apparaît sur aucune carte. Mona, cependant, finit par trouver cette ville. Le premier soir, en attendant de dénicher la maison, elle s’installe dans un motel dont le gérant, aimable mais légèrement bizarre, occupé à jouer aux échecs contre un ennemi invisible, laisse entendre qu’il n’a eu aucun client depuis de très nombreuses années. Une ambiance singulière qui donne le ton général du roman.

« À Wink, certains lieux en cachent d’autres. Ils vous conduisent à des endroits que vous n’auriez pu imaginer. Des salles dans les salles, des portes dans les portes, des mondes entiers cachés dans un dé à coudre ou une tasse de thé. »

Dans cette petite ville que Mona devine peu à peu coupée du reste du monde, les habitants, trop aimables, feignent de ne rien savoir, en cachent plus qu’ils n’en disent, mais en laissent suffisamment entendre pour tarauder l’imagination. Des évènements passés difficilement compréhensibles, ainsi que l’observation de détails qui ne le sont guère plus, finissent par donner à la jeune femme l’impression d’être venue s’installer dans un cadre trop idéal, trop idyllique, trop paisible, et dont la réalité ne demande qu’à se fissurer. Ce qui se cache dans les recoins, dans les angles, dans les ombres, celles de la topographie ou celles des âmes, exacerbe la curiosité de Mona. Et plus encore celle du lecteur, que l’auteur emmène, par le biais du narrateur omniscient, à la suite d’autres personnages, pour une série de chapitres et de scènes parfois inexplicables répondant à un schéma global qui ne se dessinera que lentement au fil du récit.

« D’une certaine manière, c’est l’insularité typique d’une petite ville poussée à son extrémité la plus perverse.  »

Cette première partie, intitulée “Prêtez attention” et longue d’environ trois cents pages, culmine avec l’ascension par l’héroïne de la route puis du chemin menant à la mesa, et l’exploration des laboratoires désaffectés : “Cette conversation n’a jamais eu lieu”, et “ Où le ciel touche la terre”, deux parties centrales plus brèves, constituent un point de bascule avec l’apparition d’une facette plus scientifique, quelque part entre hard-science et anticipation ancienne, mais qui, en conservant cette tonalité d’inquiétante étrangeté, cette ambiance et ce charme qui sont ceux de certains feuilletons, demeure en pleine cohérence avec ce qui précède.

« Nous ne sommes pas complètement là-bas, mais plus tout à fait ici. Il existe plusieurs lieux intermédiaires. Beaucoup, en fait. Wink, de facto, est pleine d’endroits dans des endroits dans des endroits. Elle s’étend sur nombre de plans différents, comme un continent submergé sous d’innombrables mers différentes. »

La dernière partie de cet « American Elsewhere », intitulée “Les Gens d’ailleurs”, (environ quatre cent cinquante pages) marque une certaine rupture, non pas dans la tonalité générale, mais plutôt dans l’ambiance, car, après l’incompréhensible, l’étrange et l’expectative, on bascule dans la découverte progressive de l’histoire d’entités que l’on peut considérer à la fois comme surnaturelles et extraterrestres, entités dont les comportements, les motivations, les réactions sont trop humaines pour véritablement convaincre, ou tout au moins pour conserver intacte cette ambiance d’étrangeté et de mystère qui faisait l’intérêt majeur du récit. On oscille toujours, par certains aspects (la démesure, l’appartenance à différentes dimensions, à différents plans de réalité) à la frontière de grands thèmes lovecraftiens, mais l’ensemble se révèle trop explicatif pour que le vertige de l’altérité s’empare du lecteur. Comme si la terreur née de la révélation de ce que représentent Wink et ses habitants pour de telles entités se trouvait amoindrie par le fait que ces dernières ne soient elles-mêmes que les jouets de passions bien trop humaines. En ce sens, et en toute subjectivité, le chapitre trente-six (qui aurait tout aussi bien pu prendre place dans la première partie), consacré à une poignée d’habitants prisonniers de tâches prosaïques, comme des parodies d’êtres humains, des zombies relevant à la fois de simulacres à la Philip K. Dick et de victimes d’envoûtements abominables, apparaît plus efficace et plus marquant que de longs développements, lesquels, de surcroît ne sont pas exempts de scènes inutilement cinématographiques et trop convenues.

« Elle eut l’impression que les yeux de M. Macey étaient des fenêtres derrière lesquelles tressaillait une créature aux nombreux tentacules et au long corps sinueux et gracile ; la bouche de Macey s’ouvrit de plus en plus grand et Mme Benjamin commença à entendre un gémissement horrible, aigre… Elle se retourna et s’enfuit en hurlant. »

Si l’auteur sait étendre ses actions sur de longs chapitres sans donner l’impression de tirer à la ligne, et si cet « American Elsewhere » est suffisamment riche en évènements pour ne jamais lasser, on pourra – tout en reconnaissant que le sel du roman réside avant tout dans son aspect de puzzle se mettant très lentement en place et dans le soin apporté aux ambiances – discuter la pertinence de l’avoir étendu à plus de neuf cents pages. On pourra trouver certains dialogues inutilement longs, considérer que consacrer quatre chapitres entiers à un échange entre Mona Bright et une entité inconnue par l’intermédiaire d’un personnage de vieux film en noir et blanc était peut-être excessif, ou que la dernière partie, trop explicative, aurait gagné à être resserrée. En contrepartie, on reconnaîtra à l’auteur un véritable talent de romancier, avec de belles astuces narratives. À titre d’exemple, alors que dans ce type de roman les explications scientifiques sont toujours mises en scène de manière très artificielle, souvent par le biais de dialogues entre un investigateur ou un journaliste et un savant, scènes qui semblent immuablement insérées à l’emporte-pièce, Robert Jackson Bennett s’y prend ici de façon beaucoup plus fine par la retranscription d’un échange plein d’humour entre l’administrateur du laboratoire et un de ses scientifiques en vue de préparer l’accueil d’un homme politique tenant les cordons de la bourse, et de la recherche de la meilleure manière de lui présenter les choses pour qu’il continue à les desserrer.

De l’humour, donc, du savoir-faire également. Des trouvailles, des images fortes, des crânes de rongeurs aux pouvoirs insensés, des cubes d’un étrange métal d’une densité impossible, un laboratoire abandonné dans la montagne, des tours qui semblent émettre des ondes capables de repousser le promeneur, des trafiquants de drogue recevant des ordres par le biais d’un téléscripteur dont le câble n’est relié à rien, une surprise à la manière du « Plus noir que vous ne pensez » de Jack Williamson (en vue de laquelle l’auteur aura discrètement semé bien des indices) et bien d’autres effarements encore, une petite ville hors du temps, hors du monde, trop paisible et trop parfaite pour ne pas avoir quelque chose à cacher : « American Elsewhere  », c’est très exactement l’essence et la quintessence de cette Amérique fantasmatique et fantasmée qui oscille entre réel et fiction, l’Amérique des feuilletons télé et des romans de genre, très légèrement à l’ancienne, avec leurs ambiances subtilement décalées qui ont façonné bien des imaginaires. Comme Lovecraft avant lui, Robert Jackson Bennett trouve un juste milieu entre fantastique et science-fiction pour mêler l’épouvante aux possibles. Avec « American Elsewhere », il propose un pavé de plus de neuf cents pages à lire comme un feuilleton, qui happe le lecteur par petites touches successives et lui donne sans cesse envie d’en savoir plus.

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Titre : American Elsewhere (American Elsewhere , 2013)
Auteur : Robert Jackson Bennett
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Laurent Philibert-Caillat
Couverture : Studio LGF / Rudall30 / IStock / Blacklight trace
Éditeur : Le Livre de Poche (édition originale : Albin Michel, 2018)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 36048
Pages : 928
Format (en cm) :11 x 17,8
Dépôt légal : avril 2021
ISBN : 9782253260431
Prix : 10,20 €



Robert Jackson Bennett sur la Yozone :

- « Vigilance »
- « Les Maîtres enlumineurs »
- « American Elsewhere », une première chronique


Hilaire Alrune
21 mai 2021


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