« Notre réalité est comme criblée de fuites. Une goutte par ici, deux ou trois gouttes par-là. »
Ragle Gumm n’a ni métier ni famille. Il vit chez sa sœur Margo et son beau-frère Victor Nielson, lui-même simple employé de supermarché en fruits et légumes. Mais il gagne correctement sa vie : chaque jour, au terme de plusieurs heures de travail, il résout une énigme complexe proposée par le journal. Un jeu qui remonte à plusieurs années et dont il demeure le champion invaincu et incontesté. Seule ombre au tableau, il doit pour pouvoir garder ce titre, et continuer à en vivre, s’y astreindre jour après jour. Mais, peu à peu, il découvre autour de lui des choses étranges. Comme si, par moments, de minuscules failles se creusaient dans la trame du réel.
« Notre réalité se situe dans un univers de mots, non de choses. »
Sous les yeux de Ragle Gumm, une buvette à laquelle il voulait se restaurer se désintègre, ne laissant derrière elle qu’un panneau de carton sur laquelle est marqué « buvette ». Un enfant trouve dans un terrain vague, vieillies, détrempées, une poignée de panonceaux du même type. En allant lui-même y fureter, Gumm y trouve un vieil annuaire qui ne semble pas correspondre au monde réel, et une revue décrivant une star planétaire dont – comment cela se peut-il ? – il n’a jamais entendu parler. Les explications qu’un de ses voisins en donne apparaissent bien ampoulées. Et surtout, lorsque Ragle Gumm cherche à quitter la ville, les choses deviennent de plus en plus étranges. De manière progressive, insidieuse, et croissante, comme dans un véritable thriller, Ragle Gumm découvre que la réalité n’est pas celle que l’on croit, que le jeu n’en est pas tout à fait un, et que lui-même n’est pas du tout ce qu’il croit être.
« À mes yeux, la philosophie consiste avant tout à émettre des théories sur les limites de la réalité et à essayer de découvrir le but de l’existence. »
Il ne faut pas s’étonner de trouver dans « Le temps désarticulé » la traduction romanesque d’une expérience vécue par Dick lui-même et qui a sans doute eu une importance non négligeable dans sa pensée. En cherchant un interrupteur dans un lieu familier, il porte la main de manière réflexe, à un endroit où il ne le trouve pas. Si l’explication d’une telle méprise apparaît assez évidente – il s’agit là d’une simple confusion, d’un vieux réflexe, du souvenir d’une autre pièce, c’est d’ailleurs l’interprétation qu’en fait le protagoniste du « Temps désarticulé » – il est possible également d’y deviner une fissure dans les lois régissant le réel : l’interrupteur se serait déplacé, ce déplacement serait le signe infime d’un glissement de la réalité, le révélateur d’un monde d’illusion et de faux-semblants.
Si on ne peut attribuer à Dick l’apanage des doutes sur la nature de la réalité, et s’il ne cherche pas lui-même à le faire – un de ses personnages se réfère explicitement aux thèses immatérialistes de l’évêque Georges Berkeley (1685-1753) – Dick, tout au long de sa carrière, aura cristallisé et décliné ces interrogations, aura su les mettre en scène de manière bluffante, et aura, involontairement sans doute, fait œuvre de précurseur dans le genre. Il serait difficile de lister ses héritiers intellectuels, avoués ou non, marginaux ou non (on retrouve par exemple d’indéniables échos du « Temps désarticulé » dans « La Stratégie Ender » d’Orson Scott Card), mais son influence aura été rien moins que considérable, et, réalités virtuelles aidant, elle continue à s’exercer de nos jours.
Si la structure du « Temps désarticulé » reste assez classique, avec fond de psychologie – refoulements et lavage de cerveau – en vogue à l’époque, si la réflexion sur la nature du réel n’y est pas aussi vertigineuse que dans les œuvres ultérieures de Dick, si l’intrigue reste relativement linéaire et l’inventivité un cran au-dessous de romans comme « L’Œil dans le ciel », « Ubik » ou « Le Dieu venu du Centaure », « Le Temps désarticulé » reste néanmoins, à l’exception d’une fin sans doute un peu trop optimiste, un récit purement dickien. Ce que nous ne pourrions formuler sans paraphraser ce qu’en a écrit Étienne Barillier dans « Le petit guide à trimballer de Philip K. Dick » : “Les mésaventures de Ragle Gumm définissent l’archétype du roman dickien : la réalité n’est pas ce qu’elle est, le protagoniste est un Monsieur Tout-le-monde, le pouvoir est manipulateur...” Par sa nature purement dickienne, par le fait qu’il s’agit d’une des premières œuvres mûres et abouties de l’auteur, par la manière dont il annonce et introduit ses plus grands récits, « Le Temps désarticulé » est assurément un roman qu’il faut avoir lu.
Titre : Le Temps désarticulé (Time out of joint, 1959)
Auteur : Philip K. Dick
Traduction de l’anglais (États-unis) : Philippe Hupp
Couverture : Flamidon
Éditeur : J’Ai Lu et si besoin pour les poches notamment (édition originale : Calmann-Lévy, 1975)
Collection : science-fiction
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 4133
Pages : 253
Format (en cm) :11 x 18
Dépôt légal : février 2014
ISBN : 978-2290033586
Prix : 6 €
Philip K. Dick sur la Yozone :
« Le Temps désarticulé »
« Les Chaînes de l’avenir »
« L’Œil dans le ciel »
Dick en cinq livres, par Étienne Barillier
La trilogie divine