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Œil dans le ciel (L’)
Philip K. Dick
J’ai Lu, science-fiction, n°1209, traduit de l’anglais (États-Unis), science-fiction, 253 pages, janvier 2014, 6€

Un petit groupe d’individus visite un accélérateur de particules lorsque survient un terrible accident. Le faisceau dévie, la passerelle s’effondre. Blessés, transportés inconscients à l’hôpital, les victimes reprennent leurs esprits. Mais dans un monde qui n’est plus le leur et qui – comprennent-ils peu à peu – n’est rien d’autre que la vision démente que s’en fait l’un d’entre eux. En essayant de revenir dans le monde réel, ils ne font que transiter vers l’esprit, guère plus recommandable, d’une seconde victime. Le voyage de retour risque d’être plus long, et beaucoup, beaucoup plus compliqué que prévu.



On pourrait en lisant le bref résumé ci-dessus croire avoir affaire à quelque grand bric-à-brac, à quelque récit à système. Certes, l’accident de l’accélérateur de particules ne constitue guère qu’un prétexte, un artifice faussement scientifique (il sera par la suite abondamment utilisé tant dans le domaine littéraire que cinématographique – citons par exemple le « Flash forward » de Robert J. Sawyer), une astuce qui, si elle fleure bon la quincaillerie du genre, n’est pas non plus totalement innocente : cette enveloppe globale du roman qui mélange science et univers intérieurs, on la retrouve déclinée et emboîtée en poupées russes tout au long du roman. Quant à la dérive d’un univers à l’autre, de l’esprit d’un protagoniste à un autre, on peut certes admettre qu’entre les mains d’un tâcheron elle eût pu facilement tourner à la caricature, à l’énumération, à la répétition, mécanique et sans âme d’une idée qu’il n’aurait été que trop facile d’exploiter jusqu’à la corde. Mais Dick est bien trop malin, et trop doué, pour se contenter de décliner de façon démonstrative ou didactique ses univers personnage par personnage. D’une part, parce que la prise de conscience du fait que les lois démentes régissant à présent l’univers relèvent de l’esprit d’un des protagonistes est lente et progressive – elle ne se fait guère qu’au bout des cent premières pages, soit les deux cinquièmes du roman – d’autre part parce que Dick, en prenant garde de ne pas scinder son récit en parties équivalentes, en n’exploitant pas systématiquement les esprits et croyances des huit victimes, mais simplement de quatre d’entre elles, en ne leur accordant pas à tous la même importance et en donnant à ses personnages, avec la conscience de ce ballotement possible d’un univers à un autre, une influence sur leur propre parcours, trouve les clefs d’une construction astucieuse et d’un tempo qui ne fait rien d’autre qu’accélérer.

Combien d’âmes peut-on envoyer dans une enveloppe timbrée ? ironisa Laws. Un nouveau problème métaphysique. Susceptible de dresser une moitié de l’humanité contre l’autre. De déclencher des hérésies, une guerre de religion. De faire couler des flots de sang.

Si religion, morale, principes, politique, chasse aux sorcières communistes et autres visions bornées et étriquées du monde font partie des cibles évidentes de l’auteur, sans doute faut-il ne les voir que comme des effets collatéraux de la mise en scène des mondes hallucinés tour à tour par Arthur Silvester, ancien combattant comme il se doit psychorigide et porté sur la religion, par Mme Pritchett, puritaine vieux jeu et décidée à éliminer sans scrupules tout ce qui lui déplait, par groupes, catégories et même espèces entières, par la libraire et galeriste d’art Joan Reiss que l’on découvre animée par un délire paranoïaque particulièrement imaginatif. Mais l’imagination est surtout celle d’un Philip K. Dick, qui, lorsqu’il écrit «  l’Œil dans le ciel  », est en grande forme et commence à monter singulièrement en puissance ( e roman, écrit en 1955 en deux semaines, sera publié en 1957 ; Philip K. Dick, qui carbure à l’espoir et sans doute déjà aux amphétamines, n’en écrira pas moins de treize l’année suivante.) Personnages caricaturaux mais crédibles, dialogues astucieux, répliques au couteau, humour féroce, lucidité extrême, abîmes psychologiques et métaphysiques sans pathos excessif, situations surprenantes, horreurs singulières. Et surtout inventivité permanente avec, par exemple, la très délirante chaîne hi-fi trinaurale (qui fait entre autres intervenir plusieurs cerveaux et la constante de Planck et a sans doute été inspirée par l’étrange phénomène binaural) ou les mélanges entre religion et technique : la fabrication de réservoirs à grâce pure, la théophonique comme science, et l’examen de mémorables distributeurs automatiques fonctionnant sur le principe de la multiplication miraculeuse.

Peut-être avons-nous sombré dans la vraie réalité. Peut-être que ceci a toujours été là, sous la surface.

Mais ne nous y trompons pas. À travers la mise en scène particulièrement spectaculaire de la confusion mentale, à travers les arrangements spécieux grâce auxquels les uns et les autres parviennent à concilier science et superstition, technologie et spiritualité, morale et nécessité, à travers la théâtralisation spectaculaire des démences paranoïaques ou plus simplement de cette folie ordinaire qui est celle de tout un chacun, Philip K. Dick, une fois de plus, n’interroge pas seulement l’idée que nous pouvons nous faire du monde, mais la nature même du réel. Un réel dont la texture devient sujette à caution, pas seulement pour les physiciens ou les philosophes qui sont depuis longtemps familiers avec cette ambigüité, mais aussi pour le commun des mortels. Un réel dont nous peinons ou parvenons à découvrir des lois qui apparaissent bien moins immuables qu’on ne le croyait, un réel ductile, métamorphique, dont la trame subitement se délite, où tout se met à tomber en morceaux, où ce sur quoi l’on croyait pouvoir s’appuyer se dérobe.

Un ouvrage à lire et à relire

S’il n’atteint, peut-être, pas ces sommets que sont « Ubik » ou « Le Dieu venu du Centaure », « L’œil dans le ciel  » est un livre à lire. Un livre à lire non seulement parce qu’il prend une place importante dans l’œuvre de Dick et une place non négligeable dans l’histoire du genre, mais aussi parce qu’il demeure un pur plaisir de lecture. Un livre à lire parce qu’il est particulièrement riche et inventif sur un format très court. Un exploit dont on serait tenté de dire qu’il est finalement assez rare, un exploit qu’en ce début de millénaire plus personne, dans les littératures dites de genre, ne semble capable d’accomplir.


Titre : L’œil dans le ciel (Eye in the sky, 1957)
Auteur : Philip K. Dick
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Gerard Klein
Couverture : Flamidon
Éditeur : J’Ai Lu (édition originale : Robert Laffont,1976)
Collection : science-fiction
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 1209
Pages : 253
Format (en cm) : 10 x 18 x 1,8
Dépôt légal : janvier 2014
ISBN : 9782290034842
Prix : 6 €


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Hilaire Alrune
25 mars 2014


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