Avec “Cheval cauchemar”, un jeune homme, fils illégitime d’une adolescente et d’un Finlandais mort le jour de sa conception, croit trouver son salut dans les courses de chevaux. Mais, si cette existence du futur ne lui apparaît pas tragique, quelque chose de trouble l’assaille, l’obsède ; dans son esprit le cheval se métamorphose en animal de cauchemar qui, pour le lecteur, évoquera un fameux tableau de Füsli, celui où le cauchemar est double : le cauquemare au sens étymologique, celui du spectre qui foule l’estomac du dormeur ou presse sa cage thoracique, mais aussi du cheval qui regarde le dormeur, en l’occurrence la dormeuse, d’où la crainte d’une naissance monstrueuse. Un récit symboliquement fort à travers lequel apparaît pour la première fois une cité capable elle-même d’accoucher du pire, un futur trouble où tout peut arriver.
À ce récit qui débute et se termine en paternité trouble fait écho la paternité non moins douteuse, mais longtemps secrète, qui sert de fil conducteur à “Diabolo manque”. Quand un apprenti pope qui prétend être atteint d’amoromanie, ou syndrome de Casanova, et dont on se demande s’il n’est pas simplement haptophobe, trouve l’épiphanie sur un ring de boxe, on devine que le récit sera tragique. Un personnage atypique, une belle histoire d’enfant mutique et précoce, un drame irréversible composent une histoire à la fois lumineuse et noire. Autre récit d’enfance, “Power Kowboy”, narré par l’enfant lui-même, sur une tonalité qui évoque fatalement les ouvrages d’Howard Buten (« Le cœur sous le rouleau compresseur » et « Quand j’avais cinq ans je m’ai tué »), compose une belle et tragique histoire de folie, de normalité chimiquement contrainte, d’ami imaginaire, de figurine hantée ou habitée par la technique, de cimetière de jouets, de fête foraine ténébreuse.
« Partir, avant que la ville ne me rattrape. J’espère qu’il est encore temps. »
La religion prenait une large place dans “Diabolo manque”, il en est de même pour “Légende dorée de Saint Christophe”, à la fois réaliste et fortement symbolique. Entre Saint Christophe et Charon, entre migrant et Christ, une traversée fluviale se révèle l’occasion de rejouer et revisiter le drame éternel du sacrifice. Le spectre de la répétition et la répétition des spectres font des récits sombres et âpres : c’est le cas pour “Légende dorée de Saint Christophe”, mais aussi pour “Attentat de personne” à travers lequel les auteurs étudient le double mouvement de la mémoire et de l’oubli, celui d’un attentat ferroviaire que l’on voudrait bien faire basculer dans les poubelles de l’Histoire en reléguant les victimes au rang de simples pots cassés d’un évènement marginal, tandis que les morts, eux, refusent de s’en aller, hantant la rame en un souvenir d’une atrocité perpétuelle. Belle idée que celle d’employés aux pouvoirs particuliers, médiateurs d’une transaction contre nature sur la frontière floue entre les vivants et les morts, embauchés pour convaincre ces derniers de disparaître pour de bon, pour que tout puisse continuer comme avant. Entre deuil impossible et difficile travail de mémoire, une zone trouble intelligemment explorée par l’exercice de la fiction.
« Prendre une ronde de nuit quand tous les dégénérés de Yirminadingrad sont de sortie est le meilleur moyen de ne jamais toucher sa retraite. »
Tonalité fortement dickienne pour “...toutes les flammes sont égales...”, avec psychiatre électronique, machine à enregistrer les rêves et personnage central gagnant sa vie en tant que producteur onirique indépendant. Mais gagne-t-il réellement sa vie en vendant ses cauchemars ou essaie-t-il plutôt de la sauver d’une réalité cauchemardesque gangrenée par la guerre ? Quand le réel se dégrade en kaléidoscope, entre schizophrénie et vues divergentes, on n’est jamais sûr de rien. On découvrira un autre récit sous influence en plongeant dans “Sache ce que je te réserve” : la fascination pour les accidents, pour les corps mêlés à l’acier, l’obsession morbide du célèbre « Crash » de James Graham Ballard transposée dans le domaine aéronautique et augmentée par la technologie contemporaine. Avec cette nouvelle très référentielle, Léo Henry et Jacques Mucchielli se livrent à un exercice de style à la fois post-ballardien et post-cronenbergien. C’est plutôt l’ombre de Franz Kafka que l’on devine dans “Demain l’usine”, où pour éviter l’inactivité les ouvriers signent un contrat les liant pour toujours à l’usine et leur imposant ad vitam aternam les mêmes cadences pour ne rien produire, la seconde chaîne défaisant à mesure ce que produit la première. L’absurdité du monde économique et industriel poussée à son paroxysme avec les mêmes grèves, les mêmes conflits, le même pourcentage de pièces éternellement défectueuses – le no future d’une usine sans besoin, sans production, une certaine vision de l’enfer. Influence kafkaïenne et brussollienne en diable pour “Au-delà il n’y a que le ciel”, et no future encore pour un couple qui croit parvenir à s’en sortir en faisant l’acquisition d’un petit appartement, mais qui, en raison de la guerre en cours et des corps qui sans cesse reviennent, est régulièrement transféré plusieurs étages au-dessus, les niveaux inférieurs étant dévolus aux défunts. Un récit noir et désespéré de plus pour un recueil qui n’en manque pas, comme “Clair de lune, chienne de ville” où la chasse aux chiens errants féroces et dangereux finit par fissurer l’esprit en une démence aux conséquences irréversibles.
« Yirminadingrad n’est ni une ville accueillante ni une ville festive. Ce qu’on t’a raconté était aussi réel qu’une publicité Ces gens font la fête parce qu’ils n’ont pas pu faire la révolution. Cette ironie permanente, c’est simplement la preuve qu’un vrai rire n’est pas possible. »
Si ce « Yama Loka Terminus – dernières nouvelles de Yirminadingrad » propose des nouvelles d’allure classique, il contient également nombre de récits fragmentés, morcelés, composites, allant jusqu’à la littérature expérimentale, par exemple avec “Tarmac-Penthouse/dernier rapport de télésurveillance”, ou“10101 (rhapsodie)”. Noirs et denses, ces récits sont parfois desservis par des facilités trash et certains interrogent en termes de cohérence, comme s’ils étaient artificiellement rapportés au principe du « fix-up » régissant le recueil. De fait, l’univers de Yirminadingrad, où coexistent technologies évolutives et industries à l’ancienne, où l’on semble être dans un monde en déréliction globale mais où tout n’est peut-être pas entièrement perdu, apparaît difficile à percevoir à travers ces textes éclectiques, disparates, et se dessine sous forme d’une image kaléidoscopique où l’on distingue à la fois des motifs récurrents et des lignes de décalage et de rupture. Mais les narrations, souvent à la première personne, sont bien évidemment à prendre avec des réserves : “Les gens”, explique un des personnages, “ont préféré raconter Yirminadingrad comme ils voulaient qu’elle soit : suspendue par la fête, épargnée par le réel.” Et les vingt et un textes de ce « Yama Loka Terminus – dernières nouvelles de Yirminadingrad », initialement publié en 2008, ne constituent que la première pierre d’un monde qui se dessinera peut-être plus clairement dans d’autres ouvrages consacrés à ce futur proche : « Bara Yogoï – sept autres lieux » (Dystopia, 2010), « Tadjélé, récits d’exil » (Dystopia, 2012) et enfin « Adar – Retour à Yirminadingrad » (2016). Quoiqu’il en soit, « Yama Loka Terminus – dernières nouvelles de Yirminadingrad » apparaît comme une fiction dense, exigeante, le tableau d’un futur sombre où chacun, comme il peut, trouve ou invente un peu d’espoir. S’ils veulent éviter de passer en phase terminale, les dépressifs ne liront ces nouvelles qu’une à une et de manière espacée.
Titre : Yama Loka Terminus, dernières nouvelles de Yirminadingrad
Auteur : Léo Henry et Jacques Mucchielli
Couverture : Stéphane Perger
Éditeur : Gallimard (édition originale : L’Altiplano, 2008)
Collection : FolioSF
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 741
Pages : 386
Format (en cm) : 10,5 x 18
Dépôt légal : janvier 2024
ISBN : 9782073034571
Prix : 9,90 €
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