« Échopraxie », titre dont le rapport avec le contenu n’est pas immédiat, se déroule quasi en même temps que « Vision aveugle ». Le premier est placé sous le signe du soleil, alors que le second est bien plus sombre, dans les profondeurs de l’espace, comme en témoignent les couvertures. Toutefois, les deux ne sont pas sans points communs, même si Peter Watts se défend d’avoir voulu écrire un livre miroir.
À bord du vaisseau Couronne d’épines à destination d’Icare, Brüks est l’unique humain souche, c’est-à-dire n’ayant pas subi de modifications. On dit des Bicaméraux qu’ils ont toujours une multitude de coups d’avance, ce dont il doute alors qu’un virus en a tué une partie. Pourtant l’un d’eux a avoué juste avant de mourir que tout se déroulait comme prévu ! Impossible d’échanger avec eux, car ils sont dans leur monde, interconnectés au sein de leur ruche. Lianna, une scientifique, Moore, un ancien militaire difficile à cerner et Rakshi, la pilote, sont les seuls êtres augmentés avec qui il a des interactions. Quoique... il en a aussi avec Valérie, une vampire embarquée à bord et qui terrorise tout le monde, mis à part les Bicaméraux. Pourquoi les ont-ils embarqués, elle et ses zombies ? Quel but poursuit-elle ? D’ailleurs, Brüks se demande pourquoi ils ont pris la peine de l’emmener, lui qui est insignifiant par rapport à tous les autres, ce que ne manque pas de lui expliquer Valérie lors de leur fuite mouvementée du monastère : « Deux éléments blessés, murmura Valérie. L’un indispensable pour la mission, l’autre du lest. Lequel est prioritaire ? »
Brüks se contente de suivre le mouvement, s’occupe comme il peut, essayant de glaner des informations avec ceux qui acceptent de lui parler. Ce n’est qu’en arrivant sur Icare que son avis est sollicité quant à une mystérieuse découverte peut-être en rapport avec les autres, ceux au devant desquels s’est rendu le Thésée.
À bien y regarder, le récit passe par des étapes bien définies et peu nombreuses, on ne peut pas dire qu’il s’agit d’un page turner, car Peter Watts disserte sur de nombreux points, aussi bien scientifiques que mystiques. Daniel Brüks joue le rôle de l’observateur, c’est lui qui témoigne de ce qu’il voit, comprend. Il faut lui expliquer ce qu’il en est, à lui comme aux lecteurs confrontés à un auteur exigeant qui ne fait pas dans la littérature prémâchée et qui demande des efforts. Bizarrement, on peut lire ici et là que les lecteurs qui ont aimé « Vision aveugle » n’ont pas forcément adhéré à « Échopraxie », peut-être comme le confie l’auteur dans la préface « ... pour reprocher à Échopraxie de n’être que Vision aveugle revisité avec un casting différent », une impression trompeuse due au déroulement essentiellement dans des vaisseaux spatiaux et à la présence de vampires. Pourtant, l’auteur y fait preuve de la même maestria à nous plonger dans un futur inquiétant où l’humain évolue, tend à se transformer et est sous la menace de mystérieuses entités extraterrestres qui, un beau jour, ont signifié leur présence.
Le présent roman pullule de détails dont chaque amateur de SF est friand, car ils produisent ce décalage, cette impression de sidération qui induisent le sense of wonder. Peter Watts ne fait pas dans la facilité, cela plaît ou non, il écrit la SF qu’il a envie d’écrire, fidèle à son idée d’exigence qui peut passer au-dessus des têtes mais se révèle toujours digne d’intérêt. Sous sa plume, l’humain montre ses différentes facettes, le génie comme la bassesse. Capable de ressusciter les vampires et de croire en un Dieu, faute d’expliquer autrement certains phénomènes. Daniel Brüks restitue ce qu’il voit, car il se retrouve au milieu d’un jeu dont il ne connaît pas les règles, se contentant de suivre les mouvements décidés par des êtres aux capacités augmentées et sensés bien mieux que lui savoir quoi faire. Vraiment ?
Loin d’être un « Vision aveugle » revisité, « Échopraxie » apporte un complément à ce futur imaginé par Peter Watts qui évoque un troisième tome pour achever cette histoire. On ne peut que saliver à cette idée. La présente lecture se révèle exigeante -il suffit de voir les notes et références expliquant les concepts évoqués pour s’en convaincre-, mais aussi fascinante par sa galerie de personnages et ses révélations au fil de l’étrange voyage, et bien sûr brillante par sa vision. Peter Watts sait emmener très loin le lecteur, encore faut-il l’accepter. Mais alors quel pied !
Et cerise sur le gâteau : la nouvelle “Le Dieu de 21 secondes”. Un bug, une révélation... qui a duré 21 secondes a rendu invisible durant ce temps près de quinze millions d’âmes, absorbées dans un grand tout et donnant naissance à rien moins qu’une entité qui peut être désignée comme un dieu. Ceux qui ont connu cette expérience sont avidement cherchés et interrogés, car ils ont touché la divinité, vécu l’ascension. Une idée forte, dérangeante à souhait avec des individus s’effaçant au profit de quelque chose de plus grand, sans savoir sa finalité.
« Échopraxie », un magnifique ouvrage, aussi bien sur le fond que la forme.
Titre : Échopraxie (Echopraxia, 2014)
Auteur : Peter Watts
Couverture : Manchu
Illustrations intérieures : Thomas Walker & Centipede Press
Traduction de l’anglais (Canada) : Gilles Goullet
Éditeur : Le Bélial’ (1ère édition : Fleuve Noir, 2015)
Directeur de collection : Olivier Girard
Site Internet : Roman (site éditeur)
Pages : 472
Format (en cm) : 13,9 x 20,4
Dépôt légal : novembre 2023
ISBN : 9782381631073
Prix : 24,90 €
Peter Watts sur la Yozone :
« Eriophora »
« Vision aveugle » version Bélial’ et version Fleuve Noir
« Échopraxie » version Fleuve Noir
« Starfish »
« Béhémoth »
« Bifrost 93 » avec un dossier Peter Watts
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