Chargement...
YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Guerre et Peur
Johan Héliot
Mnémos, roman (France), uchronie, 399 pages, mai 2023, 19€

1924, la guerre dure toujours... Jean Valmont, étudiant en lettres, est appelé sur le front des Balkans. Tout son bataillon est décimé dans un premier, unique et inutile assaut. Lui seul en réchappe : terrifié à l’idée de mourir, il s’est mis à... luire. Sorti de l’hopital militaire, il est raflé par un officier qui l’intègre d’office dans un commando de Surnaturels, des êtres qui ont développé un pouvoir spécial et dont il compte se servir pour hâter la fin du conflit.



Je ne ferai pas la bibliographie de Johan Héliot, auteur prolifique s’il en est (mais vous pouvez cliquer là pour en lire une bonne treintaine). Au gré de ses romans, pour public adulte ou jeunesse, il ne fait pas forcément l’unanimité sur la Yozone. Mais s’il est un domaine dans lequel il excelle, c’est bien l’uchronie, depuis la « trilogie de la Lune », qui lui rapporta moult prix et nominations, à celle plus récente du Soleil avec « Grand Siècle », on devine une certaine appétence pour l’Histoire et la littérature, deux matières qu’il a enseignées. « Guerre et peur » est un retour à ce qu’il fait de mieux, une uchronie aux accents de roman populaire du début XXe.

Il n’est certes pas le premier à proposer des proto-super-héros, sorte de pré-« X-Men ». Les siens ne naissent pas de l’atome, mais de la peur, exacerbée, éprouvée sur le champ de bataille, théâtre d’une boucherie sans nom où la mitraille fauche, broie et déchiquette. Jean Valmont ne voulait pas mourir, il l’a répété comme un mantra, conséquence, le voilà devenu immortel !
Le rôle de Marie Curie en caution scientifique du projet n’est pas non plus sans rappeler l’excellente « Brigade Chimérique » de Serge Lehman et Fabrice Colin, dessinée par Gess (l’Atalante, 6 tomes et une réédition en intégrale), ou plus largement « la Ligue des Gentlemen Extraordinaires » d’Alan Moore et Kevin O’Neill. Je n’ai pas pu non plus m’empêcher de passer au « Panopticon » de Nicolas Bouchard, aussi paru chez Mnémos il y a quelques années. D’illustres prédécesseurs dont il va falloir se démarquer autant que se montrer à la hauteur. Et dans ses 235 pages, le roman relève le gant avec modestie mais panache, offrant un récit à la première personne très immersif, nous plongeant avec Jean dans sa nouvelle vie de Surhumain et bombardé dernier espoir de la Nation. Le jeune homme ignore à quel point sa semaine va être chargée. Car oui, après son incorporation, tout cela tiendra dans une poignée de jours. Un timing de progression à faire pâlir Captain America.

Essayons d’allécher sans trop en dévoiler. Johan Héliot nous brosse le paysage d’une Europe dévastée par la guerre, avec une Alsace noyée sous une nappe de gaz mortel, une Prusse déchirée par les conflits internes avec une Bohème qui fait sécession... Terreau fertile à l’innovation, la guerre a permis la création de machines étranges, du Léviathan français, sorte de méga-char d’assaut amphibie et doté d’une... IA ? personnalité ? tandis que l’ennemi dispose d’un mammouth de métal préfigurant les AT-AT de « Star Wars ». D’autres petites technologies post-steampunk viennent mettre du piquant.
Côté personnages, si les comparses de Jean sont des anonymes comme lui, l’équipe d’en face à des noms empruntés à l’Histoire : l’Ange Bleu Lili Marlenn ; Sigurd, un guerrier blond, un neveu Krupp en Iron Man à réaction prénommé Till, un mystérieux Tambour (qui n’a pas encore sa petite moustache...) et le Maître, le Grand Méchant de l’Histoire. L’auteur se plait à croiser les références historiques et fictionnelles, et les découvrir une à une, en même temps que notre héros-narrateur participe au plaisir de lecture. Je ne dis rien de Grand-Duc, le capitaine français qui dirige le groupe... juste qu’il peut aussi faire référence au NightOwl de « Watchmen » (Alan Moore aussi, avec Dave Gibbons), lui aussi héros sans pouvoirs.

La prose est délicatement saupoudrée de termes et expressions d’époque, délicieusement surannées, et le style narratif de Valmont, justifié par ses études de lettres. Quant au déroulement de l’intrigue, ramassé sur quelques jours comme on l’a dit, il alterne découvertes de Valmont et scènes d’actions fortes en rebondissements. On reste, dans la trame, sur du classique : à peine Jean mis au parfum de ses pouvoirs, loin de les maîtriser, la base des héros est attaquée par leurs antagonistes. Des otages sont enlevés, la décision prise de lancer la poursuite en terrain ennemi pour les sauver. Si l’infiltration se passe bien, nos héros sont finalement démasqués, le Grand Méchant révélera son plan avant qu’ils ne s’évadent pour contrecarrer ledit plan par tous les moyens. Bien sûr, il y aura quelques accrocs pour sortir de ce cadre trop propre de roman d’aventures-espionnage d’époque. Les passages trop héroïques sont compensés par des scènes un peu plus amusantes, comme une réquisition de bicyclettes après une panne d’essence de Béhémoth pour atteindre Berlin avant l’Apocalypse. L’auteur joue aussi avec les titres de chapitres, pleines de traits d’esprit et de références. J’aime particulièrement « Saucisses, mélasse et purée de pois » et « De Charybde en Scylla et toutes ces choses-là », annonciatrices de chapitres hauts en couleur.

Enfin, parce qu’en ai déjà trop dit, un mot sur Mademoiselle Spectrale. La jeune femme prend Valmont en charge à sa découverte de son pouvoir. Bien sûr, le jeune homme tombe amoureux, ce qui lui cause quelque dilemme avec son ancienne fiancée qui le croit mort. Et cet amour simple et pur se heurtera au charme agressif de l’Ange Bleu, auquel il ne succombera pas. Donc, Spectrale, comme son surnom le laisse entendre, peut se rendre invisible, voire transparente. Mais sa capacité ne se limite pas à cela, et comme Valmont, pour le bien de la Patrie elle va la pousser dans ses retranchements, quitte à en subir les conséquences, qui rejailliront sur ses camarades de combat. Valmont « Trompe-la-Mort » incarne quant à lui les vertus du jeune soldat français, un chevalier blanc encore naïf et pur.

« Guerre et peur » a tout les ingrédients de la bonne uchronie : de solides références historiques, une écriture soignée, une trame classique dont l’auteur joue et se joue avec métier et passion, dosant l’humour et le pastiche en parfait équilibre avec le drame et l’émotion. Johan Héliot nous parle d’Histoire, de la stupidité de la guerre, de la bêtise et de la violence des masses, du courage et du sacrifice de quelques individus, des valeurs universelles, dans un récit d’autant plus merveilleux qu’il a tous les éléments de divertissement plébiscités depuis les dernières décennies, parfaitement accommodés aux couleurs du siècle dernier.


Titre : Guerre et Peur
Auteur : Johan Héliot
Couverture : Eric Martin
Éditeur : Mnémos
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 399
Format (en cm) : 21 x 15 x 1,5
Dépôt légal : mai 2023
ISBN : 97823526870521
Prix : 19 €



Nicolas Soffray
11 juin 2023


JPEG - 13.2 ko



Chargement...
WebAnalytics