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Ossip Ossipovitch
Marie Baudry
Alma, fiction, 217 pages, septembre 2020, 17 €

« Odessa. On ne sait pas trop quand. Plus tard, mais pas très tard. Odessa, mais cela aurait peut-être pu être ailleurs. Une chose est sûre, c’est là que vit Ossip Ossipovitch, le grand écrivain national. Personne n’a jamais lu une ligne de ce qu’il a écrit. Et pour cause : Ossip Ossipovitch s’est toujours refusé à publier. Mais son œuvre immense, colossale, circule néanmoins, on ne sait trop comment, parmi les Odessites qui en récitent, racontent, et redisent les mille aventures, les mille exploits. »



« Ossip Ossipovitch », le lecteur le comprendra rapidement, ne peut-être la simple biographie d’un personnage dont l’œuvre tout à la fois évanescente et prégnante n’est jamais abordée que de manière tangentielle, et qui lui-même – son passé, son présent, sa personnalité véritable – échappe à quiconque. Ossip Ossipovitch est un mythe, ses écrits en sont un autre. On ne le découvrira tout d’abord qu’à travers l’une ou l’autre de ses histoires, ou des histoires qu’on lui attribue, à travers un article relatif à l’une d’elles publié par Igor Vassiliévitch Popov dans le Journal du soir et par une bribe d’entretien publié par la Gazette Littéraire.

Ossip Ossipovitch serait donc de retour à Odessa, et sa nouvelle histoire, pour beaucoup absconse et insatisfaisante, a trait à une apocalypse nommée l’Impensable, non pas un de ces récits de genre comme il en fleurit partout mais un retour au mythe, “celui qui mêle les thèmes de la descente aux enfers, de la destruction du monde, du voyage chez les morts, ce récit où le monde d’hier, le monde des vivants, a disparu, et où le héros erre désormais parmi les ombres et les décombres de son univers aboli.” Elle agite, divise, elle crée la polémique, le scandale. Mais n’oublions pas que le sens premier du terme apocalypse est « révélation ». Aussi ce récit pourrait-il être le précurseur, l’annonciateur, peut-être même le révélateur de ce qui se profilera dès le titre de la troisième partie : l’insurrection.

« C‘était la seule candeur de leur jeunesse livrée ici à l’état pur, et, de cette pureté, il avait fait sa cocaïne personnelle, repoussant tout individu qu’il pressentait gâté par la froide morosité et l’esprit de sérieux de l’époque tout autant que par l’absence de toute honte et de toute pudeur qui en était l’inséparable revers. »

Si Ossip Ossipovitch demeure insaisissable, il est possible aux plus jeunes de se ranger derrière une autre bannière, peut-être elle aussi tout aussi évanescente, celle d’un ancien compagnon d’Ossipovitch. Mais peut-être n’est-ce pas là non plus que siège réellement la révolution. Nous n’en dirons pas plus pour ne pas gâcher le plaisir du lecteur en révélant les voies détournées par lesquelles Marie Baudry, usant de formes littéraires diverses, emmène le lecteur ou plus exactement les Odessites vers l’avenir, louvoyant ici et là, divaguant volontiers d’un fil directeur qui se laisse volontiers dissimuler. Mais peut-on attendre autre chose quand ce fil directeur n’est peut-être rien d’autre que cet homme dont “le grand rêve, mais aucun fondeur de plomb n’accepta, aurait été qu’on fît entrer son cadavre dans le moule avant qu’on ne coule le bronze, afin que ce soit lui, en chair, en os et en bronze, qui restât aussi longtemps que la vie le voudrait sur un banc de pierre.”

« Seule alors la poésie sauvait les plus jeunes. Les plus vieux, dont la tête était remplie de trop de personnages romanesques, de fictions et d’intrigues, eux, ne résistaient pas, et mouraient. Il leur était trop pénible de faire cohabiter deux mondes si disjoints, et ils croyaient en mourant se rendre dans un monde plus habitable, celui de leurs romans. »

Un ciel blanc, une canicule exceptionnelle qui emmènera les véhicules à la dérive, emportés par le goudron fondu ; un kiosque à musique transformé en volière et peuplé d’oiseaux mécaniques ; une épidémie de rêves non pas absolument communs, mais pour partie partagés, et permettant comme par procuration de découvrir en les vivant, en d’autres endroits du monde, des existences différentes ; une bibliothèque de livres érotiques rangés dans une collection d’anciennes boîtes aux lettres municipales ; une gigantesque machine à lutter contre la sécheresse en fabriquant des nuages : quelque images poétiques à la Michal Ajvaz viennent ici et là illuminer le roman. Mais pas seulement : il y a aussi ces contes, ces fragments de contes, ces historiettes attribuées ou non à Ossip Ossipovitch, qui circulent Dieu sait comment, qui rendent perplexe, et qui, pour certains, pour la manière dont ils ironisent sur notre monde, évoqueront la « Région massétérine » ou les « Voyages aux pays évanouis » de Sylvain Jouty.

« Tenez, l’œuvre d’Ossip Ossipovitch, c’est en partie ce qu’elle est, une forme pure, libre, évanescente, partageuse et non dogmatique, peut-être bien la forme que nous cherchons nous-mêmes pour mieux déployer les formes vivantes contre le système oppressant qui nous domine. »

« Ossip Ossipovitch » n’est pas seulement l’histoire de la vie et de la mort d’un homme ou de son destin posthume, n’est pas seulement l’histoire de ces évènements parfois impondérables qui conduisent à cristalliser une révolution, n’est pas seulement une critique douce et quelque peu ironique de quelques-uns des travers de notre propre temps. « Ossip Ossipovitch », sur un mode tantôt léger et drolatique, tantôt âpre et dramatique, est aussi une histoire de ce qui n’a pas été écrit, de ce qui se dissimule entre les lignes, de ce qui se lit ou se raconte sous le manteau, et de l’influence de la littérature dans des pays où, politique et censure aidant, elle se voit contrainte à devenir si immatérielle, si impalpable, si insituable qu’elle n’a plus besoin d’être autre chose que ce qu’elle représente aux yeux des pouvoirs – une idée, si ce n’est l’idée d’une idée – et, qu’ainsi contrainte à se rendre insaisissable, elle n’en fonctionne que mieux dans sa fonction perturbatrice, éveillante, dérangeante, mobilisante, non seulement comme créatrice de mythe mais aussi comme moteur du réel.


Titre : Ossip Ossipovitch
Auteur : Marie Baudry
Éditeur : Alma
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 217
Format (en cm) : 13,5 x 18,4
Dépôt légal : septembre 2020
ISBN : 9782362794926
Prix : 17 €



Les éditions Alma sur la Yozone :

- « La fractale des raviolis » de Pierre Raufast
- « Habemus piratam » de Pierre Raufast


Hilaire Alrune
7 septembre 2020


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