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Maison aux pattes de poulet (La)
GennaRose Nethercott
Albin-Michel, collection Albin Michel Imaginaire, traduit de l’anglais (États-Unis), fantastique, 522 pages, janvier 2024, 24,90€

Un titre qui sort des sentiers battus et attire l’attention, une illustration magnifique d’Anouck Faure, un récit original.



« Acteur, il invitait des personnages dans son corps. Marionnettiste, il devait injecter dans le tissu et les bois des poupées ces autres personnages. Il restait lui-même, bien trop solidement : l’oiseau qu’était son esprit chagrin se débattant dans la cage de son squelette. »

Les États-Unis, de nos jours. Ayant très tôt opté pour le vagabondage et la liberté, un jeune homme erre de ville en ville, d’état en état. En compagnie d’Enjoliveuse, une chatte noire qui le suit partout, il mène une existence pour moitié de vagabond du rail, pour moitié de forain. Individualiste et lunatique, doté d’une aptitude formidable à l’imitation, il est à la fois bateleur et escroc, à la fois artiste et voleur. Véritable caméléon humain, il est capable de se transformer en n’importe quelle personne croisée quelques instants auparavant, membre de son public ou simple passant. Des capacités qui pourraient apparaître surnaturelles si elles étaient capables de le mettre entièrement à l’abri des poursuites de ses victimes, ce qui n’est pas toujours le cas. Voilà pourquoi il est sans cesse en mouvement, voilà pourquoi il évite de retourner sur les lieux de ses frasques et de ses méfaits. Mais, bientôt, il sera poursuivi par quelque chose de bien plus dangereux qu’une simple dupe, par quelque chose qui pourrait exiger bien plus que de simples sommes d’argent.

En effet, si Isaac Yaga a fugué dès l’adolescence, s’il a quitté sa famille d’origine ukrainienne dont une partie, fuyant les exactions russes, est arrivée à Ellis Island au début du vingtième siècle, il va bientôt devoir retrouver sa sœur, plus sage et suivant une formation d’ébéniste, car tous deux apprennent par l’intermédiaire d’un homme de loi qu’il sont héritiers, de leur arrière-grand-mère restée en Ukraine, d’un legs dont leurs grands-parents et leur parents, avec qui ils ont passé leur enfance comme marionnettistes, ignorent l’exacte nature. Quelle n’est pas leur surprise de découvrir que ce legs, tout droit sorti d’un container, n’est autre qu’une petite maison juchée sur de gigantesques pattes de poulet. Une petite maison manifestement vivante et parfaitement capable de se déplacer par elle-même.

« Ça s’était déjà produit. Pas souvent, certes, mais il y avait quelques exemples. Des bâtiments secrétant des écailles épaisses, imperméables, pendant des inondations, ou sur lesquels des ailes avaient poussé, leur permettant d’échapper à une avalanche. (…) Pendant la saison des incendies en Californie, on avait également mentionné l’existence de maisons dont les habitants avaient pu survivre pendant des jours grâce à des branchies qui filtraient les fumées noires. Mais c’était une chose de l’entendre raconter et une autre de le vivre. De mettre les pieds dans une légende urbaine. »

Impossible ? Pas tout à fait aux yeux d’Isaac Yaga dont le don apparaît parfois aux yeux du public comme de la sorcellerie, pas tout à fait non plus pour sa sœur Bellatine, qui sait avoir un don inexplicable, l’Embrasement, au contact de ce qui devrait rester inanimé. Et rien ne devrait apparaître impossible aux yeux de ces deux individus aux origines foisonnantes de légendes, russes et juives du côté maternel, anglaises et écossaises du côté paternel. Pas d’éducation religieuse pour ces deux enfants, mais une fantaisie perpétuellement débridée, par exemple avec l’invention par leurs parents de fêtes et de traditions imaginaires. Reste que faire passer non seulement la possibilité, mais même la normalité d’une telle maison aux yeux du lecteur n’est pas une mince affaire. Il faut en effet une certaine suspension d’incrédulité pour admettre que l’on puisse traverser les États-Unis juché sur une maison vivante à pattes de poulet sans que nul ne s’en étonne, comme si elle était aussi banale qu’un pick-up ou un de ces vieux combis Volkswagen dont les Américains sont toujours friands. Mais GennaRose Nethercott, en nourrissant son intrigue à grand renfort de péripéties et en donnant à ses personnages suffisamment de vie, parvient à détourner l’attention de cette impossibilité manifeste. Voilà donc Isaac et Bellatine trouvant un accord et se lançant sur les routes pour une tournée de marionnettes d’un an : une année au terme de laquelle Isaac empochera les recettes et Bellatine, immédiatement tombée amoureuse de la maison, en deviendra la seule et unique propriétaire. Mais – car il y a un mais, comme il y a un revers à toute magie – les voilà bientôt poursuivis par une entité non humaine, et par un trio d’allumés dont ils ignorent les motivations véritables.

« Si tu peux convaincre l’auditoire que tu es bien tel ou tel personnage, si tu peux les convaincre de renoncer à leur incrédulité, alors tu fais un trou dans l’espace. À ce moment-là et dans cet endroit-là, et si le travail est bien fait, ce n’est plus une hallucination collective, ce n’est plus une histoire : c’est une réalité. »

Les amateurs de folklore reconnaîtront là un ancien motif : la maison aux pattes de poulet, c’est celle de Baba Yaga, croquemitaine d’Europe centrale, chasseresse cannibale qui toujours échoue à dévorer des enfants. Autour de cette légende, Nethercott déploie une intrigue qui mêle les aspects noirs et merveilleux du conte. À la poursuite de la maison et de ses deux propriétaires, une entité indéfinie aux pouvoirs surnaturels du nom d’Ombrelongue, dont on ne sait exactement qui elle est ou ce qu’elle est, ni ce qu’elle veut. Mais dont les sortilèges sont puissants, poussant les humains à commettre des crimes ou les transformant en « fumigés », des sortes de zombies. Des « fumigés » étudiés par des personnages qui ont tout des déments complotistes, mais qui sont au final bien moins irrationnels que l’on pourrait le croire. À grand renfort de flashbacks, de multiplication d’astuces narratives, prises de paroles par la maison elle-même – surnommée « Pieds de chardon » – ou d’anecdotes racontées par le biais du théâtre de marionnettes, GennaRose Nethercott parvient à donner de multiples couleurs à son intrigue et à faire oublier son caractère linéaire.

Hélas, très exactement à mi-roman, le récit souffre d’une série de faiblesses difficilement explicables. Au chapitre vingt-cinq, la mécanique narrative se grippe avec une énorme invraisemblance (l’ingestion par l’héroïne d’un flacon dont elle ignore le contenu) qui apparaît à tel point artificielle et forcée que la suspension d’incrédulité s’en trouve gravement et durablement rompue. Apparaît ensuite la romance lesbienne, qui semble désormais inévitable dans la littérature de genre, qu’elle soit autochtone ou anglo-saxonne, et finit par donner l’impression de lire toujours la même chose. Que cette romance soit ici liée à un thème fantastique classique pourrait être drôle : on imagine Prosper Mérimée se retournant dans sa tombe. Hélas, tout cela est fait avec la finesse d’un tract, et la psychologie de pacotille associée, façon connais-toi toi-même et accepte-toi telle que tu es, n’apparaît pas seulement déplacée lorsqu’elle est assénée, comme à la masse, par son frère Isaac : mettre dans sa bouche les sommets de sagesse d’un magazine féminin bas de gamme des générations précédentes n’est rien d’autre qu’une insulte à son personnage. Il y a dans l’insertion de ce cliché du politiquement correct dans un récit somme toute classique quelque chose de fondamentalement douteux : il est bien difficile de ne pas y soupçonner une allégeance à l’air du temps, un militantisme insincère et purement commercial, qui, lui aussi, ne peut que faire sortir la lectrice ou le lecteur de l’histoire. Mais il y a plus maladroit encore : GennaRose Nethercott revient sur la principale incohérence de son récit, la prétendue normalité des maisons vivantes. “Ici”, écrit-elle, “ à quelques centaines de mètres du fleuve, on connaissait ça. Isaac n’avait pas vécu Katrina et les inondations, contrairement à la plupart des gens du quartier. Quand la digue avait cédé, des rangées entières de maisons s’étaient couvertes de branchies. Pour qui a vu une ville entière apprendre à nager, une maison à pattes de poulet ne devrait rien avoir d’extraordinaire.” Rien, hélas, de plus malhabile, car une telle affirmation, à l’évidence destinée à faire prendre des vessies pour des lanternes, ne pourra être considérée par quiconque que comme un paralogisme d’envergure : une exception parmi les exceptions, bien au contraire, ne ferait qu’attirer l’attention plus encore.

« L’histoire, telle qu’elle est, ce n’est pas toujours l’histoire telle qu’on voudrait qu’elle soit. Mais ce n’est pas une histoire, c’est notre monde. Un enfant mort, c’est un enfant mort. Un massacre, c’est un massacre.(…) Les générations passent, et, soudain, nous oublions. Nos descendants naissent en proie à des désirs qu’ils ne comprennent pas, car ils ont oublié. »

Il y a donc très clairement un effet « ventre mou », de longs chapitres de flottement, comme si Nethercott peinait à tenir la distance, avant que sur la fin le roman ne reprenne sa tension et son intérêt. Une faiblesse regrettable pour un récit qui aurait peut-être gagné à être plus court et à se focaliser sur ses aspects fondamentaux. Car, malgré la fantaisie revendiquée, « La Maison aux pattes de poulet » est un roman aux thématiques très adultes. Il y a des histoires, mais il y a aussi, avant tout, l’Histoire. À travers le personnage d’Ombrelongue, qui instille la peur à l’oreille des craintifs, des faibles, des crédules, et ainsi les entraîne à commettre l’irréparable, on voit se dessiner les grandes crises déterminées par les états totalitaires, la réécriture méthodique, obstinée et fallacieuse des faits, les grands mensonges de la propagande, classiquement relayés dans la presse et sur les ondes mais à présent sur des réseaux sociaux devenus non seulement de formidables déversoirs, mais aussi d’immenses multiplicateurs autonomes. “Vous voyez”, explique Ombrelongue, “parfois, ce que l’on prend comme un acte de destruction est un bienfait pour la santé de la terre. Cette maison, voyez-là comme le cône d’une de ces plantes. Le dernier cône, oui, l’ultime vestige de tout un village détruit par le feu pour que la plante, ma Russie, puisse prospérer”. Nul hasard si l’on a l’impression d’entendre un discours de Poutine. Le mal ancien revient, et l’on ne peut accuser sur ce point GennaRose Nethercott d’opportunisme : si le roman est sorti en langue originale en 2022, il ne peut avoir été écrit qu’avant l’invasion russe de la même année. Autre thématique, corollaire à la précédente, et qui trouve un écho dans cette occurrence historique parmi d’autres, celle de la mémoire. Il est ainsi question de l’antisémitisme, des pogroms russes en Ukraine, mais aussi, à travers le personnage de Rummy, du génocide cambodgien. Il est question de la douleur des évènements anciens et de la tendance à vouloir les effacer à tout prix – comme l’on cherche au niveau individuel à effacer les souvenirs post-traumatiques, ceux d’une mémoire exacerbée, circulaire, récurrente obsédante – ce qui revient à faire le jeu des criminels d’alors et de ceux d’aujourd’hui. Il est question du devoir de mémoire, indispensable pour ne pas baisser la garde et rester éveillé et lucide devant les mêmes dangers qui reviennent, mais aussi pour lutter contre une arme fondamentale du camp opposé. Cette arme, c’est la Damnatio memoriae des Anciens, une technique appliquée à l’origine aux individus – effacer leurs traces, effacer leurs œuvres, effacer leur souvenir – mais appliquée ensuite par les régimes totalitaires aux évènements et aux peuples. Il n’y a pas eu d’évènement, donc pas de massacres, donc pas de victimes, donc pas de coupables. On réécrit l’Histoire, on déporte, on efface les livres, les arts, l’architecture, on cherche à annihiler la mémoire d’un peuple. Depuis le début du vingtième siècle, de tels évènements se passent sous nos yeux. Ce qui dit Nethercott, dans ce qui est aussi une réflexion sur la puissance et les fonctions du conte, c’est que les fantômes du passé ne sont ni intrinsèquement nuisibles ni le revers noir des contes de fées : ils sont là pour nous aider à ne pas fermer les yeux devant les dangers du présent. Malgré quelques défauts, cette « Maison aux pattes de poulet » est donc tout sauf superficiel, et montre à sa manière la pérennité et la validité des folklores anciens. On pourra relire également, au sujet du folklore et du retour obstiné du passé, l’intéressant « Carnaval aux corbeaux » d’Anthelme Hauchecorne.


Titre : La Maison aux pattes de poulet (Thistlefoot, 2022)
Auteur : GennaRose Nethercott
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Anne-Sylvie Homassel
Couverture : Anouck Faure
Éditeur : Albin-Michel
Collection : Albin-Michel Imaginaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 522
Format (en cm) : 14 x 20,5
Dépôt légal : janvier 2024
ISBN : 9782226485991
Prix : 24,90 €



Hilaire Alrune
7 mars 2024


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