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Carnaval aux corbeaux (Le)
Anthelme Hauchecorne
Le Chat noir, Graphicat, fantastique, 320 pages, février 2016, 19,90€


Rabenheim, de nos jours, quelque part du côté de l’Alsace. Le jeune Ludwig Poe essaie de communiquer avec l’au-delà à l’aide de vieux postes de radio. Son rêve : entrer en contact avec son père, mystérieusement disparu bien des années auparavant. Pourtant, ce n’est pas grâce aux ondes qu’il parviendra à communiquer avec lui, mais par l’intermédiaire du Nachtrabe, un corbeau triophtalme. Alors qu’approche la Totenwoche, la semaine des morts, ce corvidé psychopompe apporte et emmène des lettres. Jusqu’à où et depuis où, le père de Ludwig refuse de le lui révéler. Mais il lui demande de s’enfoncer seul dans la Schwarzwald, la fameuse forêt noire, et de s’y livrer à un étrange rituel. L’enfant obtempère, mais ne respecte pas les consignes jusqu’à la fin. Ce qu’a provoqué le rituel, c’est l’émergence d’un convoi de forains – l’Abracadabrantesque Carnaval – des eaux noires d’un lac.

« Méfie-toi du fleuve des morts. Ses eaux ont le pouvoir d’ôter la mémoire aux vivants.  »

Dès le début, le ton du conte est donc donné : le passé que l’on cherche à élucider et qui peu à peu remonte, la mort en toile de fond, les images baroques, l’élément liquide comme passage vers l’au-delà. Que Ludwig Poe et son ami Gabriel Grimm, dans leur bourgade, soient scolarisés dans un établissement qui est aussi un ancien monastère, situé sur une île « bordée de toutes parts par les flots glauques de la Flecht » en dit long sur le soin qu’apporte Anthelme Hauchecorne aux détails, aux symboles, et aux interprétations que l’on pourra leur donner. Et ce convoi qui sort des flots et s’installe dans la bourgade, on s’en doute, n’est pas là seulement pour distraire les habitants. Si certains s’en réjouissent, d’autres ont le souvenir d’une précédente apparition de ce cirque et tentent de s’enfuir : ils seront rattrapés par un destin funeste. Il s’est passé quelque chose à Rabenheim il y a longtemps, bien longtemps, en 1694. Et les forains ne sont peut-être pas exactement ce dont ils ont l’air.

« Le voici passager clandestin non d’un train fantôme, mais plutôt d’un fantôme de train, une mécanique huilée d’ectoplasme. »

C’est donc à la veille de la Toussaint que s’installe l’Abracadabrantesque Carnaval, et que commence pour le jeune Ludwig Poe, son ami Gabriel Grimm, de sa nouvelle amie Suzon alias Silke (une jeune goth qui semble en savoir bien plus au sujet du père de Ludwig qu’elle ne le devrait : « Dans les milieux initiés », affirme-t-elle, « Charles Poe est aussi célèbre qu’Emmanuel Swedenborg, Aleister Crowley ou Augustin Lesage « ), mais aussi bien pour d’autres habitants de Rabenheim, une série de folles aventures. Ce ne sont pas seulement les rencontres avec des personnages truculents comme Dame Vala, diseuse de bonne aventure, Fritz Frost, le géant gelé, Barba Rosa, la femme à barbe, Ophélie l’Ophidienne, Mortimer Oubliette, le forain sans visage, Alberich le nain et bien d’autres, ce ne sont pas seulement les découvertes à répétition d’attractions qui ne sont pas seulement explicables par la science – peintures maléfiques et autres trouvailles – ce ne sont pas seulement ces joutes étranges du Tournoi d’Automne auxquelles les forains convient les habitants de Rabenheim, qui pourraient bien en être les victimes plutôt que de simples joueurs. C’est quelque chose de bien plus complexe, de bien plus terrible, et surtout de bien plus vaste.

« Avec l’âge, les certitudes s’écroulent, les terreurs de l’enfance resurgissent. J’ai de nouveau peur dans ma cave, peur dans ma grande maison. Peur lorsque le vent se lève, que s’assombrissent les saisons. »

Il est difficile de rendre compte de l’ouvrage sans trop en révéler. Que l’on sache seulement que si le Doktor Mabuse, l’un des forains, est parvenu à trouver un moyen pour l’Abracadabrantesque Carnaval de remonter, et pas qu’une seule fois, le fleuve des morts, et que si les uns et les autres, nous l’avons dit, ne sont pas toujours ce dont ils ont l’air, les habitants de Rabenheim réserveront eux aussi plus d’une surprise aux lecteurs. Les squelettes ne semblent pas réellement manquer dans les placards de cette petite bourgade tranquille, et des vérités peu flatteuses y apparaîtront les unes après les autres. Il s’est certes passé quelque chose à Rabenheim à la fin du dix-septième siècle, mais les périodes ultérieures n’ont pas non plus été, semble-t-il, particulièrement exemplaires pour les uns et les autres.

« Tout ce temps, nous nous sommes maintenus dans l’antichambre du néant, au bord du fleuve des morts, repoussant l’inéluctable grâce à notre élixir. Aujourd’hui, ce fragile équilibre est rompu… »

Un cirque qui, tantôt pimpant et tantôt déglingué, sinon corrompu, semble faire d’étranges aller-retours dans le temps, des figures classiques comme le Schimmelreiter ou le Fliegende Holländer, une mer de jouets noyés, la Mort démoralisée qui raconte des légendes aux enfants, la demeure d’une vieille dame piégée jusqu’au délire, un confessionnal qui ouvre sur un monde souterrain, des personnages inattendus comme Reinhard Richter, explorateur parti cartographier le monde des morts, une étonnante nécrochimie permettant, grâce à la Sombrecume et au plancton ectoplasmique, de voguer sur les mers de l’au-delà, d’étonnants navires, un train fou, et bien d’autres trouvailles encore : l’aventure dépasse le cadre étroit des baraquements de la fête foraine.

Dense, riche, profus, « Le Carnaval aux corbeaux » ne se limite donc pas à l’exploration d’un univers forain fantasmé, qui a déjà donné au genre des pages magnifiques, comme par exemple « La Foire des ténèbres » de Ray Bradbury. Segmenté en chapitre courts qui sont autant de scènes imagées, « Le Carnaval aux Corbeaux », qui s’adresse autant aux enfants qu’aux adultes, regorge d’images qui, si elles approchent parfois de la figure médiévale de la danse macabre, ne sombrent jamais dans le morbide. Baroque, gothique, théâtral, fantastique, « Le Carnaval aux corbeaux » empreinte aux classiques (Grimm et Poe de manière transparente, mais aussi à bien d’autres), aux fictions plus modernes (on pense à Tim Burton) mais y ajoute aussi, en marge, d’autres très belles images (citons par exemple ce père de famille jetant dans un cercueil un objet symbole de ses rêves inaccomplis).

Pour mettre en scène cette floraison d’images, Anthelme Hauchecorne a fait des choix particuliers, comme l’utilisation par le narrateur omniscient d’un vocabulaire familier (de traviole, poiscaille, bestioles, boustifaille, tarins, esgourdes…) Une technique à double tranchant qui se révèle ici adaptée dans la mesure où elle entre en résonance avec le baratin forain, vient renforcer l’aspect de faconde et de gouaille des personnages, et avec la vivacité des enfants. L’utilisation des allitérations, souvent elle aussi à double tranchant, apparaît maîtrisée, et vient donner un aspect rythmé et dansant à plus d’un paragraphe. On notera également l’utilisation ici et là d’un lexique peu usité (limonaire, bonheur-du-jour…) que les amateurs de lettres classiques ont toujours plaisir à retrouver.

Si le « Carnaval aux corbeaux » séduit, c’est donc à la fois en raison d’un ton qui sonne juste et d’un imaginaire particulier, qui permettent à Anthelme Hauchecorne de mélanger et de refaçonner à sa manière bien des thèmes classiques. Loin, très loin pourtant de ces ouvrages qui exploitent les filons du genre en donnant l’impression d’être de simples copies les uns des autres, « Le carnaval aux corbeaux » compose un univers qui ne ressemble à nul autre, servi par un ton, un style, une plume qui n’imitent personne. « Le Carnaval aux corbeaux » confirme ce que l’on voyait pointer dans « Âmes de verre » : une « touche » et une personnalité qui sortent des sentiers battus.

Notons, pour finir, le soin apporté par les éditions du Chat Noir à la conception du l’ouvrage. «  Le Carnaval aux corbeaux », ce sont trois cent vingt pages qui, compte tenu du format du volume et de la taille des caractères, ne sont pas loin d’en peser le double, un très bel ouvrage avec une véritable reliure, une couverture cartonnée, une mise en page travaillée et de nombreuses illustrations intérieures. À l’heure où la plupart des grands éditeurs ne proposent guère, dans le registre grand format, que des ouvrages souvent plus coûteux et sommairement brochés, cette attention particulière apportée au livre en tant qu’objet méritait d’être soulignée.


Titre : Le Carnaval aux corbeaux
Série : Le Nibelung, tome I
Collection : Graphicat
Auteur : Anthelme Hauchecorne
Couverture : Loïc Canavaggia
Illustrations intérieures : Loïc Canavaggia, Mathieu Coudray, Théodore von Holst, Gustave Doré
Éditeur : Le Chat noir
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 320
Format (en cm) : 17 x 26,3
Dépôt légal : février 2016
ISBN : 9791090627963
Prix : 19,90 €



Anthelme Hauchecorne sur la Yozone :
- « Baroque’n Roll »
- « Punk’s not dead »
- « Âmes de verre »


Hilaire Alrune
9 avril 2016


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