Une nouvelle traduction du très classique « Meilleur des mondes » d’Aldous Huxley chez Plon, rien de très étonnant puisqu’il s’agit de son éditeur français « historique » : c’est en effet chez Plon que furent initialement publiées les premières traductions de ses œuvres d’anticipation (« Le Meilleur des Mondes », 1933, « Temps futurs », 1949, « Île », 1963).
Une nouvelle traduction donc, la précédente, due à Jules Castier, remontant à 1933, c’est-à-dire à très exactement quatre-vingt-dix ans. Si cette dernière reste parfaitement lisible, la langue française a depuis subtilement changé, et les références à d’autres œuvres, qui sont celles d’une toute autre génération, deviennent incompréhensibles pour les lecteurs contemporains – à moins qu’ils se donnent la peine de chercher à les élucider. Mais, comme l’explique la traductrice Josée Kamoun dans la postface, ce sont aussi l’arrivée de nouveaux mots en lien avec la technologie et la société, certains modifications fines de sens, et aussi les tonalités respectives des slogans politiques, des publicités, des militantismes divers qui ne sont plus les mêmes. En ce sens, des modifications de la version du siècle précédent apparaissent légitimes.
Comme le rappelle avec justesse Isabelle Jarry dans sa préface, ce grand classique de la dystopie se distingue par son ironie et son humour d’un autre grand classique du genre, le non moins fameux « 1984 » d’Orwell, qui sera publié dix-sept ans plus tard (1950) et dans lequel – la seconde guerre mondiale étant passée par là – tout espoir paraîtra définitivement éteint. Mais si, alors que les romans plus traditionnels d’Aldous Huxley ont à leur manière vieilli parce qu’ils se déroulent dans “un monde qui ne nous parle plus”, ce « Meilleur des mondes », plus philosophique et plus théorique que « 1984 », continue à nous parler très – trop—intelligiblement Mieux encore, relève Isabelle Jarry, ses éléments “nous touchent de plein fouet et acquièrent une force et une vérité qui traversent le temps.”
Une préface d’Isabelle Jarry, une postface de Josée Kamoun, deux préfaces d’Aldous Huxley, – une préface « nouvelle » datée de 1946 (soit douze ans après la publication originale), et une spécifique pour l’édition française, qui remonte sans doute à la première édition en 1933 – offrent au lecteur plusieurs éléments qui auraient justifié une table des matières. Grand format et couverture à rabats offriront en tout cas à cette nouvelle traduction un confort de lecture mérité. « Le Meilleur des mondes » est en effet un livre à relire ou même à lire, car si beaucoup en ont entendu parler, qui l’a réellement lu ? Et parmi ceux-là – pour l’essentiel parce que c’était obligatoire à l’école – qui s’en souvient encore, qui en a réellement tiré les enseignements ?
Le retour régulier aux fondamentaux est pourtant nécessaire. Précédé par Evgueni Zamiatine (« Nous autres », 1924), « Le Meilleur des mondes » verra après lui les dystopies noires se multiplier, comme (pour n’en citer que quelques-unes), « Kallocaïne » de Karin Boye (1940), « 1984 » d’Orwell (1950), « Eux » de Kay Dick (1975), « La Route de Haut-Safran » de Jasper Fforde (2011), « Espace lointain » de Jaroslav Melnik (2017) ou « K84 » de Claire North (2018).
Riche descendance, donc, qui permet de montrer la voie tracée, avec une perspicacité singulière, par le britannique Aldous Huxley. Car il aura beaucoup vu et beaucoup deviné. Des débuts du transhumanisme à l’impasse consumériste, en passant par les diverses formes de la propagande et du conditionnement, Huxley met en scène, avec un humour qui n’empêchera pas une fin dramatique, un monde statique où l’enseignement de l’histoire est considéré comme inutile et où la nature doit être obligatoirement détestée. On n’en attend pas moins d’une civilisation toute entière érigée à la gloire du processus industriel dont l’année zéro, celle où tout commence, est celle de l’invention de la Ford Model T, une civilisation où l’on s’exclame « Notre Ford » comme certains dans notre réalité, s’exclament « Mon Dieu ! », un monde où, on l’aura compris, le seul culte est celui de l’industriel Henry Ford (culte du dieu Industrie qui trouve de sinistres échos dans notre culte à nous, celui du dieu Économie, que l’on a vu largement prendre le pas sur les considérations sanitaires lors de la phase pré-pandémique d’un évènement qui aura fait plus de sept millions de morts dans le monde), une civilisation, donc, où les êtres humains sont eux-mêmes générés en laboratoire par un processus industriel et pré-conditionnés en fonction de caractéristiques utilitaires, avec, comme pour les machines, les modèles de luxe ou Alphas, et à l’autre extrémité de l’échelle les modèles de base ou Epsilons, destinés à effectuer les tâches les plus ingrates. Que ce monde soit un monde de drogués – non pas, comme l’imaginera sept ans après Huxley, Karine Boye avec la « Kallocaïne », drogue totalitaire mettant à nu les rêves et les déviances – mais un monde où l’on doit obligatoirement se droguer au bienfaisant Soma. Un Soma, ou drogue du bonheur qui permet d’effacer les problèmes dans un monde où il n’y a pas de problèmes et de s’évader d’un monde qui est par ailleurs le meilleur des mondes. Paradoxal ? Dickien avant l’heure, en tout cas, et bradburyen avant l’heure également (« Fahrenheit 451 » sera écrit vingt ans plus tard) puisque dans ce meilleur des mondes l’on doit obligatoirement détester les livres.
Le lecteur qui se plongera ou se replongera dans ce « Meilleur des mondes » n’aura pas à la regretter. Incitation perpétuelle à réfléchir, que ce soit au sujet de la puissance insidieuse du conditionnement, du risque de perdre toute liberté, du danger de gâcher d’un bout à l’autre sa vie en devenant un consommateur exemplaire ou de bien d’autres traquenards encore, « Le Meilleur des mondes » fait partie de ces ouvrages toujours agréables à lire, mais qui deviennent à chaque décennie plus inquiétants. Un roman qui, à mesure que la science rend ses prévisions possibles, à mesure que la réalité vient valider ou confirmer ses craintes, semble devenir sans cesse plus pertinent. Un récit qui entre en forte résonance avec notre présent, et, déjà, génère de singuliers échos dans notre futur en marche.
Titre : Le Meilleur des mondes (Brave New World, 1948)
Auteur : Aldous Huxley
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Josée Kamoun
Couverture : V. Podevin © Mohamad Itani / Arcangel
Éditeur : Plon
Collection : Feux Croisés
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 270
Format (en cm) : 14 x 22
Dépôt légal : décembre 2023
ISBN : 9782259316262
Prix : 20,90 €
Une autre dystopie sur la Yozone :
« Espace lointain » de Jaroslav Melnik