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Eux
Kay Dick
Le Livre de Poche, roman (Grande-Bretagne), anticipation, 156 pages, mars 2023, 8,40€

Des gens bizarres croisés en balades champêtres, des ouvrages qui disparaissent, des gens qui parlent à mots couverts, une vie qui semble étouffante et étouffante... Et des ombres menaçantes.



En 1975, la journaliste, éditrice et romancière Kay Dick écrivait « Eux », une dystopie feutrée mais très angoissante dans laquelle les gens qui ne rentrent pas dans le moule social sont traqués, enfermés et rééduqués. Rentre dans la catégorie toute personne avec une vie intérieure riche, remplie par l’art et non les informations télé. Et les artistes, qui non seulement profitent mais créent de l’art, deviennent des gens à surveiller de près.

En 9 courts chapitres (l’ouvrage fait 150 pages), ou 9 nouvelles - puisqu’avec la narration à la première personne et des protagonistes variés, on n’est pas pas certain qu’il s’agisse de la même narratrice - on s’immisce au cœur de foyers de « rebelles », d’artistes n’ayant pas encore plié l’échine face à cette menace latente, floue mais inexorable. Parce que l’expression de sentiments trop forts est aussi un signe de déviance, pas de colère, pas d’éclats de voix que les voisins auraient vite fait de dénoncer : on est dans une résistance passive, un refus de se laisser faire, un espoir que cette vague de puritanisme passera comme une mode stupide - ce qui n’est pas sans faire écho aux dérives pseudo-wokistes, aux excès de précautions des trigger warnings et aux autoproclamés sensivity readers qui ne sont finalement que des censeurs qui n’osent pas l’admettre. On le lit ici, la panique morale n’est pas neuve.
Mais Kay Dick pousse bien entendu son raisonnement plus loin : ses censeurs sont des ombres floues, parfois comparés et qualifiés de « touristes », débarquant en meutes, organisant des battues ou au contraire s’immisçant dans les domiciles pour fouiller, scruter, interroger... sans violence, mais avec une fermeté qui n’admet aucune opposition. Au fil des chapitres, moments saisis avant l’inévitable, on apprend l’existence de centres de rééducation, sans fenêtres, où on étouffe la créativité, l’imagination, dont on ressort mort à l’intérieur, et donc guéri. Le message est explicite.

Ces censeurs sont d’autant plus effrayants qu’ils sont rarement incarnés, ils forment une menace floue, jamais décrite. Les rabatteurs, au déplacement presque mathématique (qui permet à la narratrice et son compagnon de leur échapper), sont-ils même de chair ? S’ils peuvent entrer partout, sont-ils des fantômes ? L’autrice entretient volontairement l’ambiguïté, permettant à ce mal diffus de s’incarner en chacun des gens croisés, dans cette masse silencieuse qui ne prend pas partie et devient de fait complice. J’ai pensé à l’agent Smith de « Matrix », omniprésent, possédant les corps les plus proches selon son besoin.

Les exemples de volonté d’abêtir, d’abrutir, de briser les artistes et les gens capables de penser, de rêver sont nombreux dans la littérature, des classiques « 1984 », « Fahrenheit 451 », à des ouvrages plus récents en littérature jeunesse (riche en dystopie) « Le passeur » de Lois Lowry, « #Bleue » de Florence Hinckel ou « L’Empire des Auras » de Nadia Coste... Kay Dick nous offre un texte très doux, presque contemplatif, avec un décor récurrent de campagne anglaise et des balades qui sont encore un rare espace de liberté où on peut échapper à la surveillance tout en voyant l’ennemi arriver de loin. Elle oppose ainsi la Nature, et sa beauté inaliénable, source d’émotions, à la société urbaine qui fut la première à tomber. Un motif qu’on retrouvera chez Hayao Miyazaki et beaucoup d’autres.

Les phrases sont courtes, les dialogues mesurés, l’action réduite à sa plus simple expression, les descriptions quasi inexistantes au profit des constats, du ressenti de la narratrice, de ses craintes. Sans cela, on pourrait croire l’œil presque froid, voir les protagonistes jouer de manière indifférente tant ils savent que la moindre émotion pourra leur coûter cher. Alors on ne se dévoile qu’à l’abri des regards. On se cache. Certains refusent, ils disparaissent avant la fin du chapitre.
C’est assez déroutant à lire, d’autant que si les situations diffèrent légèrement, le déroulé s’avère finalement souvent similaire : les artistes tentent de se jouer des autorités, de donner le change, mais elles ne sont pas dupes, ou pas longtemps. Les solutions sont limitées : plier, fuir ou mourir. De même, difficile d’établir une chronologie entre les textes, à quelques indices près, ils pourraient être déchronologiques, voire lus dans le désordre sans grande conséquence.

Grand classique en Angleterre, diffusé dans le monde entier, ode à l’art, à l’humanité et à la résistance aux dictatures des mentalités, « Eux » est enfin traduit en français. Je ne saurai que conseiller de le lire lentement, pour mieux saisir à la fois la douceur de l’écriture et la tension qui s’en dégage néanmoins, le calme apparent de son action et la chape qui pèse sur ses personnages.

L’ouvrage bénéficie d’un format semi-poche, lui assurant de dépasser de l’étagère, et la sobriété du graphisme de la couverture donne toute la force au contraste marqué sur le titre et les silhouettes errantes. L’écrin est épuré et remarquable.

On aurait apprécié un petit supplément critique, un panorama des œuvres postérieures ou des tentatives politiques dans le monde de museler l’art ces 50 dernières années, un exercice que réussit particulièrement bien Le passager clandestin dans sa collection Dyschroniques qui réédite des novellas et les recontextualise (ici et , par exemple). Néanmoins, même délivré ainsi, brut, le texte n’en ait pas moins bouleversant et terriblement contemporain.


Titre : Eux (They, 1977)
Autrice : Kay Dick (1915-2001)
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Patrick Imbert
Couverture : Studio LGF
Éditeur : LGF / Le Livre de Poche
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 36822
Pages : 156
Format (en cm) : 18 x 12,5 x 1
Dépôt légal : mars 2023
ISBN : 9782253107026
Prix : 8,40 €



Nicolas Soffray
25 mars 2023


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