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84K
Claire North
Bragelonne, science-fiction / thriller / littérature générale, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), 512 pages, septembre 2021, 20€

De Claire North, alias Catherine Webb, alias Kate Griffin, nous avions précédemment chroniqué « Les quinze premières vies de Harry August », un roman imparfait mais qui recelait suffisamment de trouvailles pour pousser le lecteur à revenir vers ses œuvres, « Touch » dans lequel North avait énormément progressé, et enfin la très riche - « Soudaine apparition de Hope Arden ». Avec « 84K », Claire North propose un roman moins foisonnant, plus sombre, plus âpre et plus mûr.



« Un prévenu avait réglé son indemnité en vendant son appartement de deux pièces à Putney pour couvrir les frais. Ayant effectué le règlement avant que l’affaire soit portée devant le tribunal, il avait obtenu une réduction de dix pour cents sur le meurtre de sa belle-mère.  »

Tout va bien dans le meilleur des mondes, puisque dans l’Angleterre de demain tout est valorisé, privatisé, tarifé, et soumis à un juste barème. Police privée, communautés locales rachetées par les grands groupes, études sponsorisées, recouvrement d’impôts par des sociétés privées ne sont que quelques éléments du tableau. Tout va bien puisque tout est soumis au seul et unique critère de l’efficience, au nom de laquelle les sièges ont été supprimés dans les transports en communs. Mais c’est un détail. Tout est pour le mieux dans ce monde futur puisque les enfants des hospices sont « rentabilisés » en séances de photos publicitaires, quand ils ne sont pas loués pour des évènements festifs. Un autre détail. Tout est optimisé puisque les jeunes en détention ont l’occasion de se réhabiliter en écrivant des commentaires de satisfaction pour les articles mis en vente sur les sites commerciaux, de faux commentaires pour des biens auxquels ils n’auront jamais accès. Tout va donc vraiment bien dans ce meilleur des mondes, où tout y est valorisé, tarifé, soumis à un juste barème. Y compris les meurtres. Mais c’est un détail.

« Depuis trop longtemps nos ennemis se cachent derrière les droits de l’homme, comme si ceux-ci étaient valables pour tous !  »

Dans l’Angleterre d’un futur affreusement proche, si proche qu’il semble être déjà là, où tout semble à la fois terriblement normal et insidieusement déviant, Théo Miller, le narrateur, travaille pour la tarification des délits. Au Bureau d’audit des crimes, il étudie chaque dossier, il procède à une évaluation financière minutieuse des crimes. Tout est pesé dans le moindre détail. Ce qu’il ne réalise pas – et ce que le lecteur mettra lui aussi, peut-être, un moment à réaliser – c’est que le diable est dans les détails. Et qu’à garder la tête plongée dans le détail on ne voit pas le schéma global. Ce schéma global, cette vision du meilleur des mondes, c’est, comme il est sans cesse proclamé, que le criminel paie sa dette à la société. Or l’argent apparaît très concret, et la société très abstraite. Car ce ne sont pas les victimes qui sont indemnisées mais la société – c’est-à-dire les grandes entreprises privées qui en ont à présent la charge. Tout est rentabilisé : en d’autres termes, tout est conçu pour que tout enrichisse les riches et appauvrisse les pauvres, y compris le crime. Terminée l’époque où le crime ne payait pas. Il paye, et bien. Sauf, bien entendu, si vous êtes pauvre, auquel cas votre crime insolvable vous condamne à terminer au « hachoir », purgatoire de métiers plus infâmes les uns que les autres, véritable esclavage qui ne dit pas son nom.

Ce Théo Miller du Bureau d’audit des crimes ne manque pas d’attirer la sympathie du lecteur. Un individu terriblement normal, aux aspirations ordinaires, un peu solitaire, plutôt estimable, qui pourrait être vous ou moi, qui réalise qu’il n’atteindra jamais le moindre sommet, et qui ne trouve pas vraiment de sens à sa vie. Un individu terriblement normal, à ceci près qu’il a un secret, et qu’une rencontre inopportune va faire voler ce secret en éclats. Qu’il apprendra qu’il a une fille. Qu’il va trouver son amie d’enfance victime d’un crime. Et que cet individu au fond très banal et très ordinaire va décider de tout faire exploser.

« Ce sont des lâches, tout comme nous. Je vais les détruire un par un, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien, et les villes peuvent brûler et la mer devenir rouge de sang, et quand ce sera fait je fabriquerai un monde meilleur pour ma fille.  »

Toute la finesse de Claire North est d’éviter les grosses ficelles du thriller où l’individu lambda se transforme en combattant invincible. Théo Miller est un personnage sans relief, un invisible qui luttera à sa manière, avec pour seules armes un courage et une opiniâtreté qui forcent l’admiration. Dans ce monde de demain – où, autre détail, au nom de la lutte contre le terrorisme et autres arguments classiques, les droits de l’homme, comme en passant, ont été abolis – il va emmener le lecteur à la découverte de la face cachée du monde. Il va montrer que ce sont les invisibles, les modestes, les plus pauvres qui seront peut-être le grain de sable capable de faire gripper cette machine qui, entre autres, les lamine.

« Nous savions tous, bien entendu. Tout le monde sait, mais personne ne regarde. Nous ne regardons pas parce que si nous regardons cela fait de nous des mauvaises personnes parce que nous ne faisons rien ou cela nous rend tristes parce que nous ne pouvons rien y faire, ou cela prouve que nous sommes des monstres. »

Pour mieux décrire les excès de cette société, Claire North a fait le choix d’une narration sur deux trames temporelles distinctes, le présent et le passé de Théo Miller venant tour à tour s’éclairer tout en dévoilant au lecteur, de manière insidieuse, les mille travers et abominations de ce monde de demain. Une dystopie, donc. Noire. Très noire. Et terriblement efficace, parce qu’elle dépeint un monde si proche qu’il semble être le nôtre, parce qu’il décrit à la perfection les pentes sur lesquelles nous sommes en train de glisser. Parce que l’on part d’un vocabulaire totalitaire et fascisant déjà accepté et entré dans les mœurs – celui des « ressources humaines », une simple matière première – pour arriver à son aboutissement logique, la « réallocation du personnel superflu » que nous laissons au lecteur le soin de découvrir. Une dystopie noire parce qu’elle décrit à la perfection une Angleterre en totale déliquescence morale, humaine, urbaine, où efficience et rentabilité sont devenues la pensée unique. Et si Claire North a décidé de centrer son roman sur son pays natal, sans grandes allusions au reste du monde, il est difficile de ne pas considérer que sa dystopie pointe du doigt bien d’autres pays.

Il y a, dans la très belle rencontre entre Théo Miller et une vieille aristocrate so british qui a su conserver sa classe et ses principes, de magnifiques échanges. Car c’est cette aristocrate qui mieux que quiconque pointe du doigt la bascule, le passage, la rupture. C’est elle qui dépeint un monde mourant : “Nous sommes l’histoire de cette nation, nous avons en nous une partie de sa culture, et si elle est détruite c’est la mort d’un bout d’Angleterre que tout le monde, quoiqu’il arrive, aime pour sa beauté et son charme et son caractère fondamentalement britannique” explique-t-elle en réalisant avec horreur que ses propres rejetons, héritiers des traditions, mais dépourvus de toute classe, sont devenus de vulgaires technocrates en train de faire périr son pays. Ce qu’elle découvre, c’est la perte de tout principe, c’est le visage infamant de la déréliction mentale de sociétés devenues imperméables aux valeurs simplement humaines.

« Il vient à l’esprit de Théo qu’il a passé ces neuf dernières années à vendre des esclaves, et il le savait mais d’une façon ou d’une autre il s’est débrouillé pour ne pas comprendre que c’était là sa profession.  »

Dans ce « 84K  » revient sans cesse la notion d’aveuglement collectif, mais aussi celle de l’impuissance de l’individu broyé dans une machine devenue folle, comme dans les grandes dystopies inspirées par les travers des régimes communistes. Pour mieux faire passer cet aveuglement, ou plutôt cet auto-aveuglement, ces doutes, ces frémissements face à une réalité que l’on comprend peu à peu sans vouloir clairement l’admettre, Claire North a fait le choix de phrases par moments hachées, non terminées, de dialogues dont les répliques s’arrêtent soudainement, de pensées interrompues, erratiques, les protagonistes en taisant plus qu’ils n’en disent, en occultant plus qu’ils n’en veulent admettre. Le reflet d’une époque confuse, d’esprits enfermés par les formules toutes faites, comme s’ils se masquaient les choses à eux-mêmes, des choses qu’ils comprennent très bien, et qu’ils parviennent parfois, pour finir, par réussir à penser ou à formuler.

Sans jamais s’éloigner totalement du thriller, car une tension constante traverse cet ouvrage riche en péripéties, Claire North dessine donc une dystopie tellement réaliste – et, hélas, sur bien des points tellement vraisemblable – qu’elle ne peut manquer de faire frémir. Ce « 84 K  » dépeint ou suggère en effet, sous le vernis de justice et de rationalité d’une société plus imminente que véritablement future, de telles dérives que l’on en déconseillera la découverte aux lecteurs dépressifs. Moins ludique et moins foisonnant que les autres œuvres de l’auteur, mais plus homogène, plus convaincant, plus dur, plus sombre et plus mûr, « 84K  » est avant tout une dystopie noire, avec une lueur d’espoir.


Titre : 84K (84K, 2018 )
Auteur : Claire North
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Annaïg Houesnard
Couverture : Plainpicture / NaturePL / Stephen Dalton
Éditeur : Bragelonne
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 512
Format (en cm) : 21,3 x 14
Dépôt légal : septembre 2021
ISBN : 9791028118402
Prix : 20 €



Claire North sur la Yozone :

- « Les quinze premières vies de Harry August »
- « Touch »
- « La soudaine apparition de Hope Arden »



Hilaire Alrune
9 septembre 2021


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