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Illuminations
Alan Moore
Bragelonne, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), nouvelles, 511 pages, mai 2023, 28 €


« Son œil verrait, mais ses lèvres n’en sauraient rien. Les conversations que capterait son oreille seraient à jamais passées sous silence par une langue qui ignorerait quels mots elle devait former. »

Le Lézard de l’hypothèse”, qui sous le nom très voisin de “L’Hypothèse du lézard” a déjà fait l’objet de deux parutions en langue française (Les Moutons électriques, 2005, et ActuSF, 2020, avec illustrations de Cindy Canevet), est un conte tragique, poétique et cruel. Récit d’un abandon et d’une vengeance dans la Demeure sans Horloges, maison close d’un monde où les physiomanciens modèlent des individus propres à assouvir tous les fantasmes, ce “Lézard de l’hypothèse” diffuse, au gré d’un rythme lent, un trouble insidieux. Déclinaisons du désir et affres de l’irréversible dans un monde orientalisant où l’on parvient à transformer des individus par des voies étranges et inquiétantes, poésie teintée de malaise, inventivité et soin extrême apporté aux détails font de ce “Lézard de l’hypothèse” une nouvelle mémorable.

« De par le monde, il existe vingt à trente espèces bien distinctes appartenant à ce peuple camouflé, même si le Royaume-Uni n’accueille pour l’essentiel que les Clacjaquets, les jilkys, les mormolins et les Pierrot-la-Chuchote. »

Avec “Pas même de l’étoffe des légendes”, bienvenue au CESUPREN, centre d’études et de recherches atypique et association d’aimables farfelus amateurs de paranormal. Alan Moore nous fait découvrir peu à peu ses membres, leur naïveté, leur absence de rigueur intellectuelle, leurs problèmes quotidiens. L’un d’entre eux, pourtant, apparaît moins naïf. N’y aurait-il pas quelque chose derrière toutes ces histoires en apparences insensées ? La crédulité, en permettant de s’approcher de ce qui doit rester inconnu, ne serait-elle pas parfois aussi dangereuse que la curiosité ? Une nouvelle qui aurait pu être déroulée sur le mode exclusif de l’humour féroce : on ne peut pas dire qu’elle n’en recèle pas, mais le drame l’emporte, et l’on frémit tout de même. Belle réussite et chute inattendue, avec une pointe de « weird » à la Jeff VanderMeer.

« La façon dont vous voyez et entendez les choses est un peu comparable aux icônes simplifiées des ordinateurs, ou à une carte du métro londonien : vous savez bien que la carte ne correspond pas du tout à la réalité géographique, mais cela ne vous empêche pas de vous fier à la fiction de ses lignes colorées pour atteindre votre destination. »

Maison de charme dans cadre d’exception” oscille à la frontière entre réalisme et fantaisie pure. Angie, employée d’une agence immobilière, est chargée de guider un acquéreur dans sa nouvelle demeure. Mais bien des éléments atypiques viennent prendre place dans ce récit lui aussi servi par un fort sens du détail, et le lecteur comprendra peu à peu la nature de l’acquéreur. On aura tout intérêt à se renseigner sur Johanna Southcott, un personnage authentique que lecteurs britanniques connaissent sans doute mieux que leurs homologues français, pour comprendre au mieux ce récit qui oscille entre pop culture et théologie, et s’achève sur une fin joliment trouvée.

« Avant je demandais moins, et puis je me suis rendu compte que plus les gens dépensaient, plus ils avaient tendance à me croire. »

Plus légère mais savoureuse, “Lecture à froid” met en scène un charlatan du paranormal qui, gagnant sa vie en jouant sur la crédulité de ses contemporains, se justifie en affirmant qu’il leur rend service en leur permettant de retrouver un peu de sérénité. Son esprit sceptique l’empêche paradoxalement de douter, de voir l’évidence : lorsque les ennuis s’approcheront, il ne verra pas la gueule du loup parce qu’il ne croit pas au loup. Les amateurs et connaisseurs d’histoires de fantômes pourront avoir dès la première partie de ce récit le pressentiment de la chute : cela ne les empêchera pas de goûter la finesse avec laquelle Alan Moore sème ici et là de très discrets indices.

« Chaque nouvelle journée le forçait à s’enrôler bravement dans la bagarre que l’humanité livrait à ses lendemains, mais lui, voyant que l’avenir avait sorti l’artillerie lourde, projetait plutôt d’opérer une retraite stratégique vers le monde d’hier. »

Revenir sur ses propres traces est rarement une bonne idée. Lorsque la vie déçoit, lorsque le vague-à-l’âme s’installe, partir en pèlerinage sur les lieux de son enfance ne constitue sans doute pas le meilleur remède. C’est ainsi que le protagoniste d’ “Illuminations”, alors que son enfance s’est depuis longtemps enfuie, s’en retourne dans la ville balnéaire de Welmouth, inspirée de l’authentique Weymouth. Mais le passé pourrait bien l’y attendre tapi depuis toujours dans un sombre recoin, traquenard dissimulé dans la topographie d’une ville qui, si elle lui est encore familière, lui apparaît aussi par moments étrangère. “Le train fantôme avait pareillement été exorcisé”, écrit l’auteur, “même si en vérité c’était Welmouth tout entière qui s’était transformée en train fantôme.” Malgré sa relative brièveté (une vingtaine de pages), avec ses attractions à la « Foire des ténèbres » de Ray Bradbury ou à la « Joyland » de Stephen KingIlluminations” est un nouvelle brillante et sombre, servie par un véritable art du détail et par la discrétion avec laquelle l’auteur pose les jalons de son intrigue.

« Le couloir de chez Chuff, en ces instants initiaux, évoqua pour Worsley une expérience de mort imminente ou les effets de la consommation d’ahyauasca. Toutes les lois du bon sens et de la perspective à partir desquelles le genre humain interprétait sa réalité avaient été balayées tels des fétus de paille, révélant dans un moment de crudité apocalyptique les perturbants préceptes aliens sur lesquels reposaient en vérité leur univers.  »

Avec plus de deux-cent-cinquante pages très denses, “Ce que l’on peut connaître de Thunderman” n’est plus une nouvelle ni même une novella mais un véritable roman. On pourrait tout d’abord croire, dans ce récit consacré à l’envers du décor du monde des comics, qu’il est difficile de l’apprécier sans être un aficionado du domaine, un peu comme il est impossible d’apprécier « Hiroshima n’aura pas lieu » de James Morrow sans être un amateur et connaisseur de séries Z et de kaijus. Il n’en est rien, car, même s’il est vraisemblable que les nombreuses références directes ou indirectes de “Ce que l’on peut connaître de Thunderman” suscitent plus d’échos chez les amateurs et connaisseurs de ce type de fiction que chez ceux qui n’en font pas leurs délices, le propos n’est pas dans l’éloge ou la démarche fanique mais bien au contraire dans la critique d’un monde avec lequel Alan Moore, bien qu’il en soit lui-même une figure de proue, n’a jamais cessé de prendre ses distances. Il en est même l’un des plus féroces critiques, déplorant l’inanité d’un genre destiné au mieux aux adolescents et en réalité consommé par les adultes. Le lecteur intéressé pourra se rapporter à ses déclarations répétées, par exemple dans le magazine « Gonzaï » de décembre 2016 ou dans le portrait qu’en fait Libération au 17 novembre 2017 (« Moore est aussi et surtout plus remonté que jamais contre les héros masqués dont on nous présente les aventures comme des faits culturels majeurs mais qui seraient, en réalité, les bras armés d’une infantilisation massive du monde. “Je remarque que l’année où Donald Trump a été élu” dit-il, “et où une majorité du peuple britannique a voté en faveur du Brexit, les six premiers films au box-office mondial étaient des films de super-héros. Au bal inaugural de Trump, Kellyanne Conway [la conseillère en communication] était déguisée en Supergirl.”

Une entame parmi les concepteurs de comics dont le ressort paraît peu crédible dans la veine réaliste (mais sans doute faut-il déjà y voir une allusion du genre), la vision d’un présentoir à comics à travers les yeux émerveillés d’un gamin de cinq ans, à l’époque où la chienne russe Laïka tourne autour de la terre dans son Spoutnik : deux visions contrastées introduisent une longue série de chapitres allant des années cinquante à nos jours. Réalisme et sens du détail viennent appuyer cette plongée dans un univers décrit avec une férocité sans doute parfois excessive. À travers scènes et personnages, l’auteur épingle l’inanité des récits et de leurs concepteurs (“Ces types, ce ne sont pas des artistes, ce ne sont pas des scénaristes, ils sont simplement fans d’artistes et de scénaristes, et la génération suivante sera composée de fans de fans, et ainsi de suite, pour aboutir à l’infâme marigot que l’on expérimente actuellement”), le processus de fabrication industrielle de comics en open space (“Aucune fenêtre, aucune lumière artificielle rien moins qu’idéale, un brouillard de désespérance et d’angoisse presque décelable qui flottait pile au-dessus de ce parc à bestiaux de la créativité, telle la fumée rance de la cigarette de la psyché ”), l’arme d’infantilisation et de crétinisation massive des films de super-héros composés de scènes hétérogène reliées tant bien que mal par des bribes de fil conducteur dont Moore déplore, effaré, le succès auprès des adultes, la sujétion à l’industrie des illustrateurs ou encreurs “fossoyeurs de leur propre talent”, le caractère fascisant des comics, son aptitude à conditionner le public (mention spéciale aux chapitres où les services secrets demandent aux scénaristes que la radioactivité mutagène ait une image pleinement bénéfique en donnant aux héros des pouvoirs enviables), la dépendance extraordinaire que des adolescents et adultes peuvent développer (qui n’a jamais vu dans son entourage ou ses connaissances un individu cliniquement accro décider de se comporter dorénavant en adulte et se débarrasser en masse de ses collections de comics, puis craquant et allant les racheter, un par un, à prix d’or, n’a aucune idée de cette authentique dépendance), et bien d’autres points qui ne sont pas forcément de détail.

À travers la valse des egos artistiques et commerciaux, à travers la description de l’univers à la fois sordide et magique des conventions, à travers des bribes de consultations chez un psychiatre, des auditions de sénateurs dans les années cinquante, des extraits d’articles de presse ou des échanges contemporains sur les réseaux sociaux, Alan Moore, avec un sens du réalisme consommé et sans doute en forçant ici et là le trait, dévoile le panorama d’un monde avec lequel il a choisi de prendre ses distances. “Je ne veux plus rien avoir à faire avec les comics. J’aimerai toujours et j’adore toujours les comics en tant que support, mais l’industrie du comics et tout que s’y rattache, tout cela est devenu insupportable”, disait-il dans une entrevue accordée au Guardian. Sans donner l’impression de vouloir régler définitivement ses comptes avec un univers qu’il ne déteste sans doute pas entièrement, Moore dresse le tableau féroce, tantôt effarant et tantôt désopilant, d’une industrie de la fiction qui n’est pas sans impact sur les esprits.

On trouvera également dans ce recueil trois textes non pas anecdotiques, mais peut-être moins mémorables : “L’inénarrable état de haute énergie”, récit farfelu de la création du monde dans ses premières femtosecondes, “Éloge à la lumière américaine”, un pastiche littéraire avec son paratexte universitaire apocryphe, une construction dont on ne sait si elle est un hommage à la littérature de la beat génération ou au contraire – il est question de « contre-culture post-beat » – une critique de sa médiocrité et de la manière dont bien des textes et des auteurs de l’époque ont été élevés à l’éphémère statut de représentants d’une génération qui semblait surtout n’avoir pas lu grand-chose d’autre, ou encore une parodie et un jeu de références pour connaisseurs, et enfin “ Et à la fin de tout, se démunir simplement du silence”, récit médiéval et théâtral, histoire de fantôme instillant un authentique malaise.

On a donc dans ce somptueux volume toute une série de textes largement au-dessus du lot, depuis l’histoire fantastique classique avec des belles variantes jusqu’à l’essai littéraire sur l’histoire des comics, en passant par d’autres formes des littératures de genre. Un recueil éclectique avec pour points communs une plume élégante et un soin particulier apporté à ces détails qui donnent aux récits leur juste densité. On se gardera donc bien de regretter qu’Alan Moore se soit éloigné des comics : sans doute est-ce cette mise à distance qui lui a permis de devenir un écrivain à part pleine et entière. Les éditions Bragelonne, qui ont choisi de donner à ces textes de haute volée l’écrin relié qu’ils méritaient, ne s’y sont pas trompées. Reste à espérer qu’Alan Moore, dont la prose génère suffisamment d’images pour ne plus avoir besoin d’être illustrée, poursuivra désormais dans cette veine.


Titre : Illuminations (Illuminations, 2022)
Auteur : Alan Moore
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Claire Kreutzberger
Couverture : Greg Heinimann
Éditeur : Bragelonne
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 511
Format (en cm) :15,5 x 24
Dépôt légal : mai 2023
ISBN : 9791028112172
Prix : 28 €



Hilaire Alrune
1er septembre 2023


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