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YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Conséquences d’une disparition
Christopher Priest
Denoël, Lunes d’Encre, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), science-fiction, 332 pages, août 2018, 21,50€


« Je suis ingénieur, je ne fais pas dans les théories. Tout ce que je sais, c’est ce que nous avons vu à la télévision, ce que les gens à New-York ont effectivement vécu, ne correspond pas à l’explication officielle des évènements. »

Ben Matson est journaliste. Il a perdu Liv, sa petite amie, dans la tragédie du 11 septembre. Il a toutes raisons de penser – mais il n’en aura jamais la preuve – qu’elle était dans l’avion qui s’est écrasé sur le pentagone, cet avion dont on n’a rien retrouvé, et moins encore les corps des passagers, qui ont intégralement disparu. Lui-même était dans un autre vol, et, comme tous ceux qui étaient en l’air dans l’espace aérien américain ce jour-là, il a vécu la tragédie de l’intérieur : son avion s’est dérouté pour atterrir sur l’aéroport le plus proche. Mais, lorsqu’il s’est retrouvé dans le salon de l’aéroport avec, sous les yeux, les images en boucle de la tragédie, c’est aux côtés d’un autre passager du même vol, un expert en bâtiment, qui d’emblée lui a expliqué qu’il ne croyait pas à ce qu’il voyait : il était impossible, compte tenu de la manière dont avaient été conçues les tours, que l’impact des avions, ou les incendies qui avaient suivi, les aient amenées à s’effondrer.

« Réinventer un évènement réel dans une version romancée m’avait fait toucher du doigt l’importance de la fiction, de la narration, lorsque la vérité était trop malséante ou trop complexe, ou tout simplement une chose que l’on préférât ne pas révéler. On pouvait même raconter une histoire. »

Tant bien que mal, Matson oublie. Ou du moins essaye. Il fonde une famille. Claremont, un producteur, lui demande un jour d’écrire le scénario d’un film mettant en scène Kyril Tatarov, un mathématicien de haut vol qu’il a interviewé quelques années auparavant. Lequel, de toute sa vie, n’a défrayé qu’une seule fois la chronique, en disparaissant totalement pendant une courte période. Il se trouve, même si Claremont l’ignore, ou semble l’ignorer, que Matson en sait plus que le commun des mortels sur cet épisode : durant sa disparition, il a interviewé une seconde fois le scientifique. Écrire un scénario, écrire une fiction le conduira à réfléchir sur le réel – et à repenser à ce que lui a dit le mathématicien ce jour-là.

« Nous ne cherchons pas un résultat dans un poème, mais la poésie ne signifie rien si elle n’est pas corrélée à une réalité identifiable.  »

D’autres éléments le conduisent à s’interroger, ravivent ses anciennes obsessions pour le 11 septembre, pour ce qui dans les versions des attentats est explicable ou ne l’est pas, est cohérent ou ne l’est pas. Autre singularité, Lucinda, sa belle-mère, après avoir fait un accident ischémique transitoire, présente des troubles mnésiques particuliers. Des faux souvenirs, qu’elle parvient à identifier comme tels, comme en elle si coexistaient à présent deux passés parallèles : par exemple celui, réel où son mari n’a jamais su nager, et celui, qu’elle sait reconnaître comme faux, où elle le voit traverser une rivière à la nage. Cet accident neurologique, c’est très exactement ce qu’on appelle une « attaque », qui tout comme l’attaque du 11 septembre a semé le confusion, généré une version officielle, mais aussi mille et un doutes, mille et une interprétations. Et tout ceci est d’autant plus étrange que dans ces nouveaux souvenirs semblent s’être glissés des éléments dont elle ne devrait jamais avoir eu connaissance.

« L’objet B n’est pas affecté par les faits, parce que les faits ne le concernent pas. L’objet B est un mythe, mais il est tout ce que les gens ont, tout ce que le monde a envie d’avoir. Le faux a remplacé le réel, et nous vivons maintenant avec les conséquences de cela.  »

Ainsi coexistent plusieurs versions. Trois selon le mathématicien : la version A, qui est celle des faits, la version B, qui est la narration officielle, et qui recèle trop de zones d’ombre et trop d’incohérences pour être satisfaisante ; la version C, enfin, qui essaie d’accorder les faits et les hypothèses entre eux. Il se trouve que durant sa disparition – zone d’ombre, encore – Tatarov travaillait sur l’application mathématique et technique du théorème sociologique de Thomas (1923) « Si des gens définissent des situations comme réelles, alors elles sont réelles dans leurs conséquences. Autrement dit, c’est l’interprétation d’une situation qui détermine l’action. » Le Patriot act et les deux guerres menées par l’Amérique, entre autres. On se souvient de la définition du cyberespace par William Gibson : une hallucination consensuelle. Mais il se pourrait bien que la version B, la narration officielle, en soit également une. Que l’on accepterait pour ne pas remettre en cause ce que l’on ne souhaite pas voir remis en cause. Et si le lecteur pourra être tenté par ce rapprochement avec le cyberespace, c’est parce que Tatarov, en ces années pas si lointaines, est poussé par ses commanditaires à s’intéresser à l’information véhiculée par les réseaux sociaux, à ces gens qui deviennent acteurs de leur propre information, à la manière de manipuler tout ce virtuel en pleine émergence.

« À l’époque, j’étudiais un livre de W. Hugh Baddelley, un classique de l’enseignement théorique de la réalisation de documentaires (…) L’auteur s’intéressait à la façon dont un évènement factuellement linéaire pouvait être filmé en direct, puis manipulé par le réalisateur pour en changer le sens, par le choix dans angles de prise de vue, le montage, les distractions, les juxtapositions d’images, les inserts et les commentaires, les coupures pour que le spectateur ne voie pas vraiment tout. La couverture du 11-septembre par la télévision américaine en est quasiment l’illustration. Elle a l’air conçue pour obscurcir l’évènement plutôt que pour l’éclairer.  »

L’émergence des réseaux sociaux, l’essor des téléphones portables, la surinformation, la sur-désinformation – rien ne facilite la tâche à Matson, qui replonge dans ses obsessions pour le 11-septembre, et qui à force de fouiller en découvre bien plus qu’il ne le voudrait. Il ne s’agit pas seulement de remplir les blancs de l’histoire mais aussi de comprendre ces éléments qui semblent réels et qui n’ont avec la réalité aucune cohérence. Il ne s’agit pas non plus seulement d’une enquête, qui ne débouchera jamais sur des explications satisfaisantes : à travers le drame vécu par Matson, à travers ses doutes, à travers cette réalité empoisonnée, ce sont aussi, abordées par Christopher Priest avec pudeur, les affres de milliers de personnes qui ne pourront jamais véritablement faire le deuil d’êtres proches. Une humanité que l’auteur, toujours proche de ses personnages, ne laissera jamais de côté dans ce roman qui est avant tout réaliste.

Réaliste – on n’oubliera pas, pourtant, que tout, dans l’histoire de Ben Matson, commence avec la fiction. Lorsqu’il rencontre Liv, la personne par laquelle il sera impliqué dans les évènements du onze septembre, c’est par l’intermédiaire d’une réédition du « Dracula  » de Bram Stoker. Le chapitre où par la suite il l’emmène dans un lieu hautement symbolique – le fameux village de Whitby, bien réel, là où, dans le monde du roman, est venu s’échouer le Déméter avec son capitaine mort à la barre, et dont s’échappe un chien qui n’est autre que la forme animale du comte – est lui aussi symbolique. Car ce lieu, explique l’auteur, est devenu au fil du temps le lieu de passage perpétuel de toutes sortes de farfelus et d’hallucinés, déguisés en vampires, zombies, sorciers, loups-garous et autres. On reconnaît là une variante du schéma, du théorème de Thomas : l’évènement de base était une fiction, ses conséquences sont réelles.

Comme souvent dans les récits de Christopher Priest, il y aurait beaucoup à fouiller et beaucoup à dire. Une fois encore, la science-fiction – même si rien ne rattache véritablement ce roman au genre – apparaît comme une tentative d’élucidation du présent. Une enquête non pas sur les zones d’ombre d’un évènement historique – une investigation que mène le personnage et dont l’auteur, pour sa part, se défend – mais sur la signification plus globale de ces zones d’ombres résiduelles, tenaces, profondes, et parfois même envahissantes, qui perdurent malgré, ou à travers, l’évolution des technologies. Dans un monde où l’information s’est multipliée jusqu’à la démesure, rien, pas plus qu’auparavant, ne semble garantir sa véracité. Dans un monde où chacun détient ou croit détenir une part d’information, et où cette information n’est plus, en théorie, l’apanage des professionnels, il est tout autant difficile d’être sûr de quoi que ce soit, et plus particulièrement en ce qui concerne ces évènements dont les excès d’éclairage médiatique intensifient paradoxalement les zones d’ombres, ces évènements dont l’interprétation, et dont les conséquences de cette interprétation, seront, elles, pour longtemps en pleine lumière.


Titre : Conséquences d’une disparition (An American Story, 2018)
Auteur : Christopher Priest
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Jacques Collin
Couverture : Aurélien Police
Éditeur : Denoël
Collection : Lunes d’Encre
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 332
Format (en cm) : 14 x 20,5
Dépôt légal : août 2018
ISBN : 9782207141663
Prix : 21,50 €


Christopher Priest sur la Yozone :

- « L’Été de l’infini »


Hilaire Alrune
11 septembre 2018


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