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Veilleur de jour (Le)
Jacques Abeille
Gallimard, Folio SF, n° 606, littérature blanche, 606 pages, avril 2018, 9,40€


« Il venait de rabattre d’un coup les chatoiements du songe dans la tristesse rase du soir.  »

Barthélémy Lécriveur, bûcheron des Hautes Brandes, arrive dans la ville de Terrèbre avec l’intention de s’y embarquer pour d’autres horizons. Mais il y rencontre une jeune fille et change ses plans. On lui propose, pour subvenir à ses besoins, de devenir le gardien de jour d’un entrepôt vide appartenant à une association archéologique. Dans cet entrepôt, qui donne sur un cimetière invisible, oublié, entouré par de multiples bâtisses, il est censé être présent pour accueillir une personne qui, on ignore quand, doit un jour arriver.

«  Je sais non seulement les chemins ouverts à tous, ces rues qui sont lieux publics, ces avenues, ces places et leurs couleurs à chaque heure du jour et de la nuit, leur éclat en chaque saison et quels reflets, comme l’expression d’un visage contre l’air où il coule la succession de ses masques, jouent dans la teinte charnelle des façades, non seulement tout cela mais aussi l’envers du décor, le théâtre d’ombres intérieur, et les passages les plus secrets par où se font les échanges subtils ou élémentaires. »

La proposition est à la fois trop belle et trop opportune pour être véritablement honnête. Les archéologues pourraient bien être un peu plus que ce qu’ils prétendent être. Mais cela ne se dessinera que peu à peu, le soupçon ne naîtra chez Barthélémy Lécriveur que bien plus tard. Car, si ce qui se prépare à Terrèbre est destiné à avoir des conséquences d’envergure, tout se fait de manière à la fois discrète et lente. Cette lenteur qui s’ouvre à Barthélémy, c’est celle de la ville et des errances auxquelles il se laisse aller, divagations, observations, et autres désœuvrements crépusculaires. Cette lenteur qui s’ouvre au lecteur, c’est celle d’une déambulation à travers un roman qui volontairement s’égare et feint de se chercher alors qu’il sait très bien où il va. À travers les phrasés longs et dilatoires, on croit par moments discerner un auteur qui se regarde écrire, qui s’enivre de sa propre prose, à la fois contemplative et auto-contemplative, chargée sinon surchargée d’archaïsmes et de classicismes, enrichie d’un lexique touffu, mais dont chaque passage, chaque tortuosité apparente finira par prendre sens. La tonalité excessivement théâtrale des dialogues – déjà sensible dans « Les jardins statuaires » – nuirait au récit si l’on refusait d’accepter la véritable nature de Terrèbre. Car Terrèbre, située sur un confins, située sur un rivage, n’est ni une ville ni une frontière, mais avant tout un théâtre. Comme la forteresse qui, dans « Le Rivage des Syrtes » de Julien Gracq, sépare Orsenna du Farghestan, Terrèbre est le lieu où beaucoup s’accomplit : une succession de scènes sur lesquelles on déclame, on ratiocine, on s’épie, on se poursuit, mais aussi un théâtre dans les coulisses duquel on ourdit, et où tout va cristalliser.

« Et dès lors qu’il eut murmuré les formules liminaires le livre mot après mot vint en lui et les signes un à un se logèrent dans son sang aveugle et commandèrent la main, d’abord timide, qui soulevait peu à peu le coin de la page qui allait tourner et lissait pour ses yeux son revers constellé.  »

Barthélémy Lécriveur a perdu une partie de la mémoire : ce qu’il était avant d’être bûcheron dans les Hautes Brandes, il ne s’en souvient plus. Un moment le lecteur le sait, puis il l’oublie. La mémoire est donc l’une des articulations secrètes autour desquelles tantôt se déploie et tantôt se replie le roman. Elle apparaît à travers ce livre très ancien qu’un antiquaire, personnage faussement falot, confie à Lécriveur, un livre qui lui permettra, peu à peu, de prendre la mesure de ce qu’est vraiment l’entrepôt dont il a la garde : une bâtisse presque immémoriale, un mécanisme ancien, secret, dont les archéologues eux-mêmes ne possèdent pas toutes les clefs. Ce mécanisme – une architecture à la Schuiten dont on comprend, dès lors, pourquoi ce dernier a illustré plusieurs œuvres de l’auteur – et dont l’idée remonte à un peuple oublié, autrefois asservi par les habitants de Terrèbre, participera à sa chute. Non pas selon les ourdissements des archéologues, qui y verront leurs plans contrecarrés, mais par un autre engrenage, une autre fatalité. Un mécanisme architectural qui est un écho, un miroir, un reflet de la mécanique de précision du roman, de la mécanique d’un drame inévitable et depuis longtemps écrit : ces évènements en apparence secondaires qui touchent ici un humble, là un puissant, et qui aboutiront à la chute de Terrèbre.

Barthélémy Lécriveur – même si l’on reste réservé au sujet de son assimilation à Léo Barthe, pseudonyme de l’auteur dans le monde réel pour sa production érotique, assimilation qui apparaît un peu forcée et superficielle, et trace entre les contrées imaginaires des Confins et notre présent un lien qui n’était sans doute pas nécessaire – apparaît donc comme un avatar du narrateur des « Jardins statuaires ». Comme lui, il écrit, comme lui, il s’est affronté un moment aux marges, comme lui, il avait pour ambition de n’être que spectateur ou rapporteur mais est devenu par son retour acteur, déterminant, catalyseur, par qui la chute de l’empire pourra s’accomplir. Ce qui n’était qu’une menace sourde, lointaine, une rumeur peu crédible, un secret bien caché dans la part d’ombre de cette ville de secrets va, à mesure que personnages et récits se rapprochent des cercles du pouvoir, devenir plus fort, plus menaçant. Les ombres des conspirations s’épaississent, les failles de l’ordre établi s’élargissent, les barbares sont aux frontières, la débâcle se rapproche. À travers les destins conjugués de Lécriveur, d’une jeune étudiante, d’un vieux policier sur le retour se dessine et s’accomplit le mécanisme inexorable de la chute.

« Et, s’engageant plus avant dans la rêverie, il alla jusqu’à imaginer l’ensemble du bâtiment animé du glissement fantastique de tous ses éléments et repliant sur lui-même l’infini de ses messages comme un livre que l’on referme. »

Numéro six cent six de la collection et, belle coïncidence, paginé à tout juste six cent six pages, très éloigné de la littérature dite de genre à laquelle il ne peut guère être rapproché que par le caractère fictif de sa géographie, « Le Veilleur de jour  » est donc avant tout un ouvrage classique, lent et long, au classicisme et à la lenteur desquels, si l’on souhaite en goûter les finesses, il sera indispensable de prendre le temps de s’accorder. Plus encore que « Les Jardins statuaires », «  Le Veilleur de jour » risque de dérouter les lecteurs habituels de la collection Folio SF, dont plus d’un s’étonnera de voir s’épanouir de telles raretés dans une galerie dévolue à des œuvres moins exigeantes.


Titre : Le Veilleur du jour
Auteur : Jacques Abeille
Couverture : Anne-Gaëlle Amiot
Éditeur : Folio (édition originale : Flammarion, 1986 )
Collection : Folio SF
Site Internet : page roman
Numéro : 606
Pages : 606
Format (en cm) : 11x18
Dépôt légal : avril 2018
ISBN : 9782072753473
Prix : 9,40 €



Jacques Abeille sur la Yozone :

- « Les Jardins statuaires


Hilaire Alrune
9 septembre 2018


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