Que l’on s’obstine à recréer l’Andalousie dans la région de Lourdes ou à rendre la planète inhabitable par tous les moyens, le futur décrit par Jeanne-A Debats ne correspond pas souvent à des lendemains qui chantent. On s’y livre à des manipulations charmantes comme transférer l’esprit des criminels dans des corps de rats : empiler des cages coûte moins cher que d’entretenir des prisons aux normes sanitaires acceptables. En ce qui concerne les produits d’expérimentations humaines manquées, aucun souci : on balance discrètement leurs cadavres à la mer, avec les déchets chimiques et les fûts de matériel radioactif. Quant à ceux qui ont l’occasion de vivre dans un univers de contes de fées ou même simplement une vie normale, ils préfèrent vraiment retourner à l’existence qui leur plaît le plus : celle de serial killers.
La nouvelle phare du volume, “La vieille Anglaise et le continent”, repose sur la découverte de sa nouvelle condition et de l’univers aquatique d’une femme âgée, mourante, dont l’on transfère l’esprit dans un cachalot. Un cachalot dont l’espérance de vie, compte tenu des modifications écologiques, n’est pas de plus de quelques années, et une transmnèse expérimentale qui elle-même ne laisse pas espérer un prolongement spirituel très long. Beaucoup a déjà été dit sur cette nouvelle qui repose sur une idée magnifique, et qui prend rapidement une allure prometteuse. Une nouvelle qui nous apparaît toutefois inaboutie en raison d’un changement à la fois de direction et de thème, basculant vers le techno-thriller horrifique et le récit d’action écologique avec missiles, combat sous-marin et attaque de base clandestine. Une nouvelle qui à vouloir trop en faire perd sa pureté originelle et mélange les genres. On espérait au fil des premières pages se diriger vers un de ces grands textes intemporels à la Ray Bradbury, mais on ne fait que s’en éloigner. S’il reste, pour cette nouvelle qui aurait pu faire longuement rêver, de très beaux passages, on en ressort en rêvant surtout à ce que cette nouvelle aurait pu être.
Si le texte “Gilles au bûcher” n’est pas entièrement convaincant dans son mélange de thèmes classiques et d’anticipation, il a le mérite de s’inscrire dans le corpus des œuvres marquées par une chute particulière, à savoir la découverte, ici double, que l’un des personnages relève d’un mythe littéraire. À sa lecture, on pensera immanquablement à d’autres récits de ce type, par exemple « Celui qui pourrissait » de Jean-Pierre Bours ou « Un fils de Prométhée » de René Sussan.
“Saint Valentin” apparaît comme une fantaisie moderne mêlant humour et effroi, serial killer et éléments issus de contes classiques. “Privilège insupportable ” décrit, dans un monde futur dévasté, une enclave où l’on est obligé, pour la survie de la collectivité, de restreindre l’oxygène pour les classes et les niveaux inférieurs : un cadre dans lequel Jeanne-A Debats développe une histoire parfois lumineuse et souvent morbide. “Aria Furiosa”, récit lui aussi dramatique, se déroule dans le passé de la Seconde Guerre mondiale et dans l’univers de l’opéra, et met en scène une vengeance particulièrement originale. “Paso doble”, dans un autre microcosme, celui de la corrida, reprend le thème de la transmnèse. Même si le lecteur attentif voit venir la fin, cela n’importe finalement que peu : ce récit parfaitement efficace, poignant et profondément humain, n’en a pas moins des allures de drame antique.
Avec “Stratégies du réenchantement”, l’auteur nous offre non seulement un titre magnifique, mais aussi une nouvelle exemplaire qui n’est pas sans évoquer le formidable “Des raisons d’être heureux” de Greg Egan, dans le recueil « Radieux ». Ici encore, une nouvelle profondément humaine et portant sur des interrogations fondamentales : ce que nous sommes réellement, et le rôle crucial de l’impensable machinerie de nos humeurs, de notre bonheur et de notre personnalité.
“Fugues et fragrances au temps du Dépotoir” n’atteint peut-être pas le niveau de “Paso doble” ou de “Stratégies du réenchantement”, mais cette longue nouvelle est intéressante en ceci qu’elle décrit un univers original, station spatiale bâtie autour d’une singularité, dangereux univers sujet à de subites modifications d’orientation et de gravité, et dans laquelle la survie devient un art véritable. Apparaît à travers ce récit une obsession pour le « topos », une sorte de modification de l’espace intérieur accompagnant les caractéristiques des lieux qui n’est pas sans évoquer les personnages à la dérive de James Graham Ballard.
Le recueil se termine sur le très beau “Nettoyage de printemps”. Modèle de concision et de non-dit, subtile dans ses lacunes, et d’autant plus effrayante, cette courte nouvelle – moins de quatre pages – mêle désespoir et poésie, voyage temporel et fin du monde – une fin du monde de plus, mais d’une originalité véritable. Une excellente idée que de placer cette nouvelle en fin de volume, car avec son art de faire beaucoup avec très peu, elle vient compenser la relative déception de la nouvelle inaugurale, qui avait tendance à en faire trop.
La plume de Jeanne-A Debats est simple et sans afféteries. Elle se fait heurtée lorsque le récit l’exige, comme dans “Fugues et fragrances au temps du Dépotoir ”, ou classique lorsque la situation le veut, par exemple dans certains passages de “La vieille Anglaise et le continent ”. On notera ici et là quelques expressions plaisantes, « La douleur comme une plage de sable noir semée de violettes musicales », « Le paysage s’ouvrait devant eux comme une carte infiniment déployée sur une table d’univers », une certaine habileté pour synthétiser un état d’esprit ou une époque « J’ai la vague impression d’avoir passé mon bel âge à suivre des corbillards », « La corrida est un art d’hommes nobles et désespérés, qui ont su faire face à des vrais défis nobles et désespérés » et des expressions féroces joliment trouvées : « Les moniales sont enfoncées dans d’antiques fauteuils sombres qui semblent en phase de prédigestion de leurs occupantes », « La bêtise en chaîne me donne la nausée. Je préférerais de loin être une imbécile unique ». Les grands esprits auront beau jeu de faire remarquer que cela ne suffit pas à faire une prose d’envergure. Une objection certes recevable, mais on notera que bien des auteurs ne se donnent pas simplement cette peine.
L’ouvrage est complété par “L’art du changement d’état”, un court essai de Jean-Claude Dunyach en guise de postface. Sans sombrer dans le panégyrique, l’auteur dégage à travers ces nouvelles, avec une certaine pertinence, une série de points communs à la plupart des récits présentés à travers ce volume. Il sera en tout cas intéressant de lire d’autres nouvelles de l’auteur, d’une part pour voir si les tendances observées se confirment, d’autre part parce que ces premiers récits donnent envie d’aller plus avant dans une œuvre en devenir.
_ Titre : La vieille Anglaise et le continent et autres récits
Auteur : Jeanne-A Debats
Couverture : Hervé Leblan
Éditeur : Folio
Collection : Science-Fiction
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 423
Pages : 384
Format (en cm) : 11 x 17,8
Dépôt légal : avril 2012
ISBN : 978-2-07-044014-6
Prix : 7,50 €
Également sur la Yozone, les chroniques de :
La vieille Anglaise et le Continent
L’Envol du Dragon
L’Enfant-satellite
La Ballade de Trash
et une interview de Jeanne-A Debats