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From Hell : de la BD au Ciné
Autopsie du retour de Jack l’éventreur
14 janvier 2002


Alors que le 19ème siècle s’achève dans la misère, pour nombre de sujets de la reine Victoria, un mystérieux assassin fait soudain irruption sur la place londonienne. De fin août à début novembre 1888, il défie la chronique et terrorise la population avec une série de meurtres d’une horreur jusque là inconcevable. Il abandonne, sur le pavé des ruelles sordides de Whitechapel, les cadavres éviscérés de cinq prostitués à la gorge tranchée, puis disparaît sans laisser de trace. En seulement quelques semaines et quelques meurtres, celui que l’on surnomme « Jack l’éventreur » révolutionne l’horreur criminelle et transcende le concept de tueur en série.

57 ans plus tard, le 18 novembre 1953 pour être exact, naît Alan Moore. Rien ne laisse supposer qu’un lien indicible relie cette naissance aux évènements meurtriers du siècle passé, et que cet enfant, par le biais d’un monumental roman dessiné et de son adaptation au ciné, va être l’artisan du retour du mythe et de l’entrée de « Jack l’éventreur » dans le 3ème millénaire.

Enfant, Alan Moore, qui vit dans le milieu ouvrier de la cité industrielle de Northampton, trouve refuge dans la lecture. Il dévore absolument tout ce qu’il trouve, de la bande dessinée à la littérature classique, et se façonne un univers, qu’il enrichit de l’excentricité et des croyances d’une grand-mère superstitieuse. Malgré sa boulimie de savoir, Alan, adolescent rebelle, ne parvient pas à s’intégrer dans le milieu scolaire. A 17 ans, il se fait virer de son lycée, pour deal de LSD, et se retrouve chômeur sans aucune qualification.

Il rejoint tout d’abord l’équipe du fanzine « Embryo ». Le potentiel de ses créations lui permet de se faire remarquer par le Northampton Art Lab qui décide de l’accueillir dans ses rangs. En 1979, sous le pseudonyme de Curt Vile, il crée le personnage du détective Roscoe Moscow pour le magasine musical Sounds. Profondément insatisfait de son approche graphique, Alan décide d’abandonner ses ambitions de dessinateur pour se consacrer à l’écriture. Il fait ses armes, en tant que scénariste, en vendant sa plume à « Doctor Who Weeky » et « 2000 A.D. » avant de décrocher un contrat avec le prestigieux magasine de BD anglaise, « Warrior ». Il y crée « Marvelman », super-héros atypique aux considérations révisionnistes. Les américains sont intrigués et « Marvelman », pour d’évidentes raisons de droit, débarque outre-atlantique sous le nom de « Miracleman ». Crédibilité critique et commerciale en poche, Alan Moore peut afficher ses ambitions et se lancer dans des concepts de séries plus audacieuses.

Il commet alors « V pour Vendetta » et dynamite l’univers de la bande dessinée. Avec cette intrigue à tiroirs, dans laquelle « V », mystérieux personnage affublé d’un masque lui dessinant un perpétuel sourire, s’attaque aux instances dirigeantes d’une Angleterre plongée dans le fascisme, Moore explose complètement les codes de la narration et redéfinie les frontières entre BD et littérature.

Du coup, le géant américain, CD Comics, lui ouvre ses portes et lui confie la série « The Swamp Thing/ La créature du marais », une franchise moribonde qu’il va complètement revitaliser. Mais, cette période américaine n’aurait pu être qu’anecdotique si elle n’avait permis à Alan Moore de travailler sur Batman et Superman. En se frottant à ces deux archétypes du super-héros made-in-usa, Alan Moore découvre un extraordinaire terrain d’explorationde la psyché américaine. Il va alors s’employer à décrypter le phénomène, en défricher les fondements pour en extraire la symbolique et ses résonances historiques.

1986. Plongée psychanalytique dans l’histoire et dans l’univers des super-héros, « Watchmen », dont le cadre dépasse largement celui de la bande dessinée, devient le premier comic-book à obtenir le prestigieux prix Hugo (haute distinction pour une œuvre de science fiction, attribuée jusque-là à des romans ou à des nouvelles).

Auteur désormais reconnu et réputé, Alan Moore termine son contrat avec « The Swamp Thing », poursuit « V pour Vendetta » sous le label DC et pond, accessoirement, l’un des meilleurs épisodes de Batman,« Rire et mourir ». Mais, il est de plus en plus écœuré par l’industrie des Comics US et décide de reprendre son indépendance.

En 1988, de retour en Angleterre, il monte sa propre maison d’édition, « Mad Love Publishing ». S’il explique avoir pensé, en automne, écrire une histoire de longue haleine au sujet d’un meurtre, il prétend ne pas avoir envisagé le cas de Jack l’éventreur, le jugeant trop surfait. Pourtant, la publicité autour du centenaire des crimes le conduit au livre de Stephen Knight, « Jack The Ripper, The final solution ». A sa lecture, les idées prennent forme, et finalement il contacte Eddie Campbell en pensant faire un feuilleton pour Taboo, le magasine de Steve Bissette .

Il commence à dévorer toute la littérature, de plus ou moins bon goût, pondue par un siècle de « ripperologistes » et en conclu que l’idée de vouloir imposer une solution, une conclusion unique, aussi vraisemblable soit-elle, est complètement stupide. Tellement de choses ont été écrites sur le sujet, chaque théorie amenant sa part de circonstances, de pièces à conviction et de suspects, engendrant un univers quasiment palpable, qu’il serait vraiment dommage de vouloir circonscrire l’Affaire à une banale histoire de tueur en série. Finalement, une réflexion anodine de Johnny Morrison (auteur de « L’année des crimes de l’éventreur Jimmy Kelly »), déclarant, au cours d’une interview, qu’un voyage dans le temps pour sauver Mary Kelly (la dernière victime de Jack) ferait de lui un prisonnier du passé, va servir de déclencheur. En 1989, Alan Moore se rend à Whitechapel et commence les repérages de son prochain chef-d’œuvre.

« From Hell », qui fait référence à l’unique lettre authentifiée de Jack the Ripper, rédigée, si on en croit l’auteur, depuis l’enfer (elle accompagnait la moitié d’un rein d’une des victimes, envoyée par l’assassin à la police), se présente comme une monumentale reconstitution des évènements, une plongée dans l’Angleterre du 19ème siècle, au cœur du Mythe de Jack l’éventreur.

A partir des archives officielles (il n’oublie, dans son livre, aucun des protagonistes de l’enquête) et des spéculations d’une horde de « ripperologistes », plus ou moins avisés, Alan Moore bâti une dimension fictionnelle totalement crédible, dans laquelle les réalités, historiques, économiques et politiques subissent les influences de puissances mystiques à la symbolique omniprésente.

Il reprend la théorie du complot d’Etat, brillamment étayée par Stephen Knight. Une thèse parvenue à faire le lien entre le rituel sanglant du tueur, alliant précision chirurgicale et symbolique maçonnique (les franc-maçons étant très impliqués dans les affaires de l’Etat), le choix des victimes (qui se connaissaient toutes, à l’exception de Catherine Eddowes, assassinée en sortant d’un commissariat où elle avait utilisé le faux-nomde Mary Kelly) et le scandale de « Cleveland Street » (le Prince Edwards, petit-fils de la reine aux penchants bisexuels, aurait eu une aventure avec une boutiquière de Whitechapel et, lui ayant fait un enfant, l’aurait épousé catholiquement dans le plus grand secret).

Il plonge dans les rapports de police, les biographies des différents suspects et protagonistes, se confronte aux évidences, témoignages et circonstances et se lance, tel un profiler spatio-temporel, dans l’élaboration méthodique du profil psychologique du fantasmagorique « serial-killer ». (il expliquera, par la suite, avoir eu peur de sombrer dans la folie, comme Stephen Knight avant lui).
Au moyen d’une narration au style surprenant, il assemble les pièces et retrace le parcours d’un homme cultivé et foncièrement mystique. Le cheminement d’un individu d’une intelligence brillante, s’arrangeant de la raison d’Etat pour l’inscrire dans une logique divine. Le travail d’un artiste de l’occulte sculptant le 20ème siècle à même le ventre des femmes qui peuplent les bas-fonds de l’East Side de Londres.
Par une astuce de scénario, il invente un, possible mais improbable, parcours en calèche de l’éventreur et de son cocher. Une ballade au cours de laquelle, le gentilhomme, suivant un chemin très précis, explique toute la grandeur de sa mission, ses implications et ses résonances historiques. Profitant de la bouche du tueur, Alan Moore nous embarque dans une visite guidée de Londres aux allures de voyage dans le temps, où se mêlent histoire, archéologie, mythes et légendes. D’une grande érudition, il trace un incroyable canevas remontant à la légendaire Cité d’Atlantide et aux origines mystiques de la franc-maçonnerie.

Construisant un gigantesque puzzle dans l’espace et le temps, il lie astucieusement des évènements extérieurs à l’affaire, comme l’apparition du chemin de fer ou la conception d’Adolf Hitler (qui a eu lieu à l’époque des massacres) et provoque des rencontres inattendues entre l’assassin et quelques grandes figures de l’époque : James Hinton, auquel il aurait inspiré les théories de « La quatrième dimension », John Merrick / Elephant Man, qu’il perçoit comme la réincarnation du prophète Ganésha, Robert Louis Stevenson ou encore William Blake. Une gigantesque toile historico-fantastique, dont chaque ramification est en connexion, directe ou indirecte, avec les évènements de l’automne 1888 à Whitechapel et offre toute sa signification à la déclaration de Jack : « Le 20ème siècle, je l’ai accouché ».

Au final, une œuvre grandiose, un magistral roman graphique de 500 pages (agrémenté de 100 pages de notes tout à fait nécessaires pour saisir la démence de ce fabuleux projet), dans lequel chaque planche, que ce soit sur le plan du texte ou du dessin, est évocatrice de sens et rebondit sur d’autres sujets, d’autres implications culturelles et émotionnelles de l’affaire. Huit années de travail et de recherches durant lesquelles le dessinateur écossais, Eddie Campbell, émigré à Brisbane, en Australie, a dû s’habituer, malgré les distances, à l’esprit hyperactif et forcément désorganisé du génial scénariste.

Cela faisait une bonne dizaine d’années que Hollywood tournait autour de l’œuvre de Alan Moore, baissant chaque fois les bras face à la densité et à la complexité de ses scénarii, difficilement déclinables en un simple métrage. Après la tentative de Terry Gilliam avec « Watchmen », considérée trop longue et donc trop chère, puis celle de « V pour Vendetta » des frères Wachowski, trop violente et trop sombre, c’est, un peu à la surprise générale, le projet « From Hell », des frères Hughes, qui décroche la timbale et se voit porté à l’écran.
On ne les attendait pas vraiment sur le registre du thriller historique et horrifique à tendance gothique, et pourtant les deux réalisateurs black de « Menace II Society », « Dead Presidents » ou encore « American Pimp », accouchent d’une œuvre totalement maîtrisée, grandiose et terrifiante.
Véritable plongée en Enfer, Londres, soumise aux règles de la corruption, du complot et de la raison d’état, voit son univers vaciller à l’approche du 20ème siècle, au rythme du bras d’un sculpteur de chair humaine, véritable catharsis de la violence et de la perversion d’une société malade.

Magnifique. Tout d’abord visuellement, avec cette somptueuse reconstitution du Londres de l’époque victorienne, de la misère, ses drames et le crime ambiant. Les sombres ruelles de Whitechapel, les arrières-courts sordides, où parfois les hommes éjaculent à la va-vite entre les cuisses d’une prostituée à 3 pennies. Les églises aux formes dionysiaques, œuvres de l’architecte Hawksmoor, pesant sur la ville comme autant de symbole de la démence de l’éventreur, ou encore les visions de l’inspecteur Abberline qui, comme à travers un œilleton inter-dimensionnel, délivrent les clés du mystère.
Mais aussi sur le plan narratif, puisque les frères Hughes optent pour une approche radicalement différente, moins dense mais respectueuses des enjeux contenus dans le pavé de Moore et Campbell. Ils dotent, par exemple, l’inspecteur Abberline d’une sorte de sixième sens (inspiré de Robert Lees, médium de la reine Victoria, à moins que ce ne soit du travail de profiler d’Alan Moore), une vision extrasensorielle lui permettant d’appréhender le cheminement intellectuel du tueur et de percevoir les implications de son effroyable quête.

Ajoutons à cela un casting d’une excellente tenue, comprenant, en plus de Johnny Depp et Ian Holm, un vrai personnage pour Heather Graham et une formidable galerie de seconds rôles. Et, pour conclure cette critique élogieuse, reste encore à signaler la qualité des images de Peter Deming (« Lost Highway », « Mulholland Drive ») et la partition de Trevor Jones (« Dark City », « Angel Heart »).

Une véritable réussite, un chef-d’œuvre qui devrait surprendre les lecteurs du bouquin et donner envie aux spectateurs de découvrir la BD (ce qui fut d’ailleurs mon cas).

Bruno Paul

Article paru dans « La Cité des Bulles » numéro 4 d’avril 2002

La critique du film : From Hell


Bruno Paul
2 janvier 2002



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