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Fille-Flûte (La) et autres fragments de futurs brisés
Paolo Bacigalupi
Au Diable Vauvert, nouvelles (USA), anticipation, 433 pages, mai 2014, 23€

Des enfants charcutés dans leur chair pour en faire le prochain spectacle à la mode, des dissensions religieuses, des semences OGM sévèrement contrôlées, une conscience sur clé USB, une jeunesse éternelle au prix de la fécondité, un savoir lentement oublié dans la régression de l’Humanité... Comment dire ? Paolo Bacigalupi ne voit pas l’avenir en rose.



Dans ce recueil publié en 2014 au Diable Vauvert puis réédité chez J’ai Lu fin 2015, en 10 nouvelles assez denses, Paolo Bacigalupi nous brosse un tableau sombre des temps à venir, dont le mal est déjà en germe aujourd’hui.

Si cette version française préfère mettre en avant “La Fille-Flûte” (qui fait écho à son roman « La Fille Automate »), la publication originale prend le titre du dernier texte, “la Pompe Six” prix Locus de la novella 2009.
Le recueil rafle en France le Grand prix de l’Imaginaire en 2015.
Petit regret éditorial, si (fort heureusement) les différents traducteurs sont bien crédités (toujours un sans-faute chez le Diable), il manque cruellement les titres et dates de parution d’origine des nouvelles, dont certaines ont déjà été traduites et publiées en revues spécialisées. De fait, la plus ancienne est de 1999 et la plus récente (qui aura motivé l’édition du recueil) est “la Pompe Six”, en 2008. C’est dire si le futur décrit par l’auteur peut nous sembler, d’ores et déjà, très proche.

Dans “La Fille-flûte”, une enfant a subi de nombreuses opérations pour faire de son corps un instrument, et ainsi produire, avec sa sœur, un spectacle époustouflant, sensuel et troublant, pour le compte de sa protectrice, elle-même ancienne star et désormais manager. Tout cela sur fond de citadelles ultra-sécurisées et d’investissements, de mafia et de luttes de pouvoir. La gamine rêve de liberté, mais elle devine qu’elle n’est qu’un rouage dans une machine qui peut la broyer... ou se gripper. La chute nous laisse imaginer le pire. En 40 pages l’auteur nous a parlé post-apo, effondrement, cartels capitalistes, patriarcat, male gaze et enfance bafouée. Cela promet.

Peuple de sable et de poussière” met en scène trois personnages dont on sait peu, même pas s’ils sont humains. Gardiens d’une mine toxique à ciel ouvert, ils vivent au jour le jour, l’un immergé dans les jeux vidéo, l’autre économisant pour des modifications corporelles. Un jour, ils trouvent un chien. Sorti de nulle part, le cabot a survécu aux émanations toxiques. Ils décident, difficilement, de le garder, même si sa bouffe synthétique coûte cher, que ça retranche sur leur solde. Pour le narrateur, ça comble un vide. Un temps.
L’avenir brossé ici est tellement pollué que l’Humanité s’y est adaptée, blindée, et le mot Nature n’a pas du tout le même sens. Nihiliste, totalement désabusé, le récit laisse entrevoir une part d’humanité avant de se refermer sur l’égoïsme le plus humain qui soit.

Dans “Du dharma plein les poches”, un gamin des rues d’une mégapole organique se retrouve en possession d’une clé USB au contenu très dangereux. Est-ce un sésame pour une vie meilleure ou l’assurance de se faire tuer avant l’aube ? On toucherait presque au cyberpunk, sur fond de conflit entre le Tibet et la Chine, la crasse se mélange à la technologie la plus poussée, et la ville qui pousse, créature de cartilage et de chitine, et repousse les bidonvilles alentours donne une coloration particulière à cette histoire, la plus ancienne du recueil, mais pas la plus amorale.

Le Pasho” voit le retour d’un enfant prodige au village. Il est désormais une sorte de prêtre, intouchable, ce qui crée quelques situations cocasses avec sa mère. Surtout, il pose problème aux hommes, aux anciens, défenseurs de l’ancienne culture, celle de la guerre. Car il est allé faire ses études du côté de leurs opposants, qui enseignent la paix, la sagesse, pour permettre à l’Humanité d’avancer, de se relever. Il se voudrait le lien entre ces peuples, et la roue du changement pour ne pas voir les siens crever dans le désert. Ce ne sera pas facile et cela demandera de la ruse, voire quelques entorses. Très beau plaidoyer pour la paix et la solidarité, très pragmatique leçon des moyens parfois nécessaires pour y arriver.

L’Homme des calories” est sans doute le texte le plus parlant. Sur le fleuve encadré de champs OGM à perte de vue, deux petits trafiquants remontent le courant pour aller chercher un passager, qui s’avère capable de jeter à bas tout le système des corporations et des cultures sous licence. Paolo Bacigalupi nous parle frontalement de notre avenir avec ces semences tellement modifiées et soumises à copyright que l’Homme est redevenu esclave pour sa propre subsistance, et pire, qu’il a étouffé la nature, tout cela pour du rendement et du profit. Tout cela dans un vocabulaire tellement différent qu’il nous faut un temps pour comprendre à quel point les grandes compagnies ont changé jusqu’à la façon de penser l’agriculture. Encore une fois c’est noir, ça finit pas bien, et ça nous pend au nez. Le Prix Sturgeon 2006 est amplement mérité.

Le Chasseur de Tamaris” est un petit malin : dans une Califormie se désertifiant, on coupe les arbres trop fort consommateurs d’eau (d’après le gouvernement). Il y a une prime. Le personnage pense à sa retraite, il replante autant qu’il déboise, même s’il sait qu’il risque gros. Et quand la police de l’eau débarque chez lui... Assez courte, c’est presque une fable, une parabole, un tel est pris qui croyait prendre, une démonstration implacable de l’écrasement de l’individu par le système, du perdant-perdant, des dés pipés et des règles qui changent en cours de partie. Tout cela pour mettre fin au rêve des pionniers et préserver ailleurs, derrière de hauts murs, un pseudo-rêve américain.

Dans “Groupe d’intervention”, on traque les femmes qui font des enfants, dans la clandestinité. Après une entrée en matière durant une intervention choc, qui s’achève par l’abattage des gamins, on découvre le cadre familial du milicien. Quelques dates clochent dans son histoire, le temps de comprendre que désormais, tout le monde est éternellement jeune. Mais cela a un prix, et certaines femmes, dont l’instinct maternel se réveille, se rebellent contre ce désordre des choses. Lui, il les traque, pour que le système perdure. Mais à force, il se sent lui aussi dérailler. Remonter la piste d’un animal en peluche lui fait croiser la route d’une autre rebelle. Il n’est pas de service, mais il la suit quand même... Véritable ambiance à la « Blade Runner » sous un soleil de Floride, culte de la beauté et la jeunesse façon « Time Out » d’Andrew Niccol, pour un face-à-face final digne du coffee shop de « Pulp Fiction ».

Le Yellow Card” nous renvoie au croisement de l’Asie du “Dharma...” et des “...Calories”, avec un vieil homme qui se fait beau pour un entretien d’embauche. Il le sent, c’est son jour ! De fait, il déchante devant la file d’attente des autres chanceux du jour, maudit le sort qui place son destin entre les mains d’un ancien subalterne qu’il avait viré pour incompétence... Dans cette mégapole indienne, carrefour commercial des corporations, un géant peut choir d’un jour à l’autre et se retrouver vermisseau. Des destinées se brisent, violemment, et certains ne connaissent pas leur chance d’avoir échoué.

Dans “Plus doux encore”, Jonathan a tué sa femme, et il se demande bien comment il va s’en sortir, quoi plaider, accuser sa femme de son attitude... A mesure que les heures passent, que l’eau de leur bain refroidit, que la voisine passe emprunter un truc, la farce noire vire au burlesque, le meurtrier nous est de plus en plus sympathique. Un humour très grinçant qui préfigure son très drôle « Zombie Ball ».

Enfin, “la Pompe Six” nous place quelques jours dans le quotidien d’un technicien du système de traitement des eaux usées d’une grande ville. Tout part à vau-l’eau, comme on le constate sur le chemin du travail, avec une invasion de simiesques qui passent leur temps à copuler, et sa copine à lui qui n’a pas inventé l’eau tiède. Au boulot, c’est la cata, les pompes se sont mises en sécurité, et entre son collègue qui ne pense qu’à s’amuser et sa pseudo-cheffe qui pique d’improductives crises d’autorité avant d’aller se taper la stagiaire, le personnage réalise que l’Humanité ne tient plus à grand-chose, une pompe en état de marche et un gars qui pensera encore à l’entretenir. Si la menace d’un tsunami d’eaux usées peut faire sourire, la fin du monde dépeinte ici est tellement plausible (effondrement par perte de compétences) qu’elle est encore plus effrayante.

On ressort quelque peu secoué de ce recueil. Si Paolo Bacigalupi s’autorise quelques rayons de soleil, ses avenirs sont désespérément sombres, les hommes écrasés par les corpos qui auront poussé le capitalisme à son extrême, réduisant les gens à des outils, des machines, du bétail pour faire tourner le système du toujours plus, au profit d’une minorité rarement vue. Entre les futurs qui s’effondreront parce que tout le monde s’en fout et ceux où nous continuons à nous exploiter, nous entre-tuer, le choix ne sera pas facile. Mais voilà, c’est magnifiquement écrit (et traduit), que cela en deviendrait presque désirable.
Une lecture indispensable, dix claques pour nous remettre les idées et le présent en place.
Avant de s’attaquer à « La Fille automate », son roman multiprimé.


Titre : La Fille-Flûte et autres fragments de futurs brisés (Pump Six and other stories, 2008)
- Grand Prix de l’Imaginaire 2015
- Prix Locus 2009 (pour Pompe Six)
- Prix Theodore-Sturgeon 2006 (Pour L’Homme des calories)
Nouvelles :
- La Fille-flûte, 2005 (The Fluted Girl, 2003)
- Peuple de sable et de poussière, 2011 (The People of Sand and Slag, 2004)
- Du dharma plein les poches, 2014 (Pocketful of Dharma, 1999)
- Le Pasho, 2014 (The Pasho, 2004)
- L’Homme des calories, 2008 (The Calorie Man, 2005)
- Le Chasseur de Tamaris, 2014 (The Tamarisk Hunter, 2006)
- Groupe d’intervention, 2007 (Pop Squad, 2006)
- Le Yellow Card, 2014 (Yellow Card Man, 2006)
- Plus doux encore, 2014 ((Softer, 2007)
- La Pompe six, 2012 (Pump Six, 2008)
Auteur : Paolo Bacigalupi
Traduction de l’anglais (USA) : Sara Doke, Julien Bétan, Sébastien Bonnet, Laurent Queyssi, ClaireKreutzberger
Couverture : N/A
Éditeur : Au Diable Vauvert
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 433
Format (en cm) :
Dépôt légal : mai 2014
ISBN : 9782846267984
Prix : 23 €
- Réédition poche
Couverture : Aurélien Police
Éditeur : J’ai Lu
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 426
Format (en cm) : 18 x 11 x 3
Dépôt légal : octobre 1025
ISBN : 9782290032657
Prix : 8,40 €



Nicolas Soffray
23 décembre 2023


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