« Alors je me laisse empoisonner par cette brume mémorielle qui m’emporte ici et là dans le temps et l’espace. »
Dans « Wohlzarenine », Léo Kennel laissait planer le mystère sur un auteur et ses épigones ; dans « Osgharibyan », c’est un mystère analogue pour un personnage qui, comme Wohlzarenine pouvait représenter la littérature, pourrait bien représenter la ville, ou plus exactement toutes les villes. Car c’est à travers la déambulation urbaine que l’on découvre, ou plutôt effleure, le fameux Osgharibyan : il a donné son nom au monument central de la cité ; à un café ; à une place ; à une péniche, à un kiosque. Il a inspiré un peintre ; des colporteurs proposent son portrait en médaillon ; son nom est mentionné au dos des sièges d’église, sur une fontaine dont il a été le mécène. On peut voir sa tombe – aux dates illisibles – mais des manifestations qui semblent contemporaines réclament sa libération. Ce qu’il est, ce qu’il fut, on l’ignore : notable, à moins qu’il n’ait été en sus, ou en parallèle – lui ou un de ses ancêtres – proviseur ou doyen du Collège ; à l’autre extrémité du spectre il apparaît comme un narrateur, contrebandier ou aventurier, peut-être, mais plus sûrement clochard. Pourtant, un monument mentionne un groupe de résistants baptisé Osgharibyan. Est-il, a-t-il été une icône révolutionnaire ? On ne le saura jamais dans cette ville hantée par la métamorphose, cette ville qui apparaît à travers la prose d’une narratrice elle aussi métamorphique, dont l’identité semble parfois fluctuer et qui à l’occasion se transforme en navire.
« Je résolus de construire un épouvantail à souvenirs : j’allais terroriser ma peur en déposant mon double insensible, sourd et aveugle au faîte de cette colline foudroyée. »
La bâtisse centrale ; le monument aux morts ; le cimetière ; les bains-douches ; l’église et bien d’autres lieux classiques ou moins classiques – une cathédrale inachevée, une tranchée perpétuelle, un mur historique aux significations multiples, une ferme à sangsues – sont, tout comme le discret mais ubique Charles Osgharibyan, prétextes à la déambulation onirique dans une ville sans nom, ville-kaléidoscope qui apparaît comme un collage, une fusion de mille vies et de mille villes visitées, un tournoiement vertigineux à la manière d’un manège offrant à chaque instant une figure différente. L’esprit de la narratrice semble s’enchanter de sa propre confusion, son verbe s’en nourrir, alimentant une odyssée urbaine aux allures de déferlante onirique. La mention de textes apocryphes (dont « La Question des croisements verts » de Charles L. Osgharibyan), de musées excentriques (citons ainsi le Conservatoire des Obsolescences et des Désuétudes), une gourmandise mystérieuse nommé tasfilaire, une belle dérive mathématique (chapitre XXXIV), des fantômes et mille autres éléments, réels ou imaginaires, viennent nourrir un chaos, un ressac de récurrences mémorielles qui font de ce texte une exploration tout autant d’un lieu que d’une vie, tout autant le tour d’un esprit que d’une cité. Ville-qui-est-toutes-les-villes, ville infinie, cette cité sans nom est abordée à travers une langue riche qui emmène le texte sur le terrain de la prose poétique. Topographies, couleurs, sons, textures, ambiances sont rendues par une prose soignée et exceptionnellement dense. Vision imaginative et profuse, « Osgharibyan » s’affranchit des genres, séduit, étonne, enchante, et pour finir appelle à la relecture.
« Étayée d’exemples, sinon irréfutables – en matière de temps, rien n’est certain – du moins des plus convaincants, la thèse démontrait que certains auteurs parvenaient à étirer un instant presque à l’infini, et, à l’inverse, réduire des millénaires en quelques mots. Contre tout attente, il s’est avéré que l’écriture ancre et ce qui est advenu et/ou ce qui se passera dans l’univers sensible. Fixe le réel, en d’autres termes. (…) La vérité est que le temps n’existe pas, il est construit par le récit. »
Plus ancienne, mais elle aussi fragmentée et kaléidoscopique, la seconde novella de ce volume, « Oiseau de secours », apparaît plus connotée science-fiction. On y trouve en effet un Musée du temps Perdu, une École d’Études Uchroniques, une chronothèque, des chronophones, des autochrones (les habitants d’un temps donné par opposition aux voyageurs temporels), des boucliers protecteurs de véhicules temporels plaisamment nommés paravants et paraprès, des échangeurs et des aiguillages temporels, des temporisateurs temporels et bien d’autres mécanismes inspirés des inventions classiques du genre. Pourtant, à travers ce récit tout sauf linéaire, qui apparaît lui aussi, parfois, comme une divagation poétique, même s’il n’a pas la densité d’ « Osgharibyan », on trouvera bien des éléments inattendus.
« À midi et à minuit, la clématite, le houblon, la passiflore, le volubilis et le lierre se retiraient, libéraient le haut des cages, laissaient s’élever ânes rouges, lions invisibles, éléphants bleus, violonistes courbes, pégases de couleur, tandis que son souffle faisait chanter les orgues végétales et tourner les moulins à prières. »
Il est en effet question de voyage temporel mais aussi d’errances, de souvenirs, de langage (le récit débute avec des néologismes ou des mots peu usités comme crielles, omnilatent, vergence, fluages), de phénomènes mystérieux (au temps de l’absinthe, déjà connu pour son heure verte, on découvre les Dames Vertes dont on ne saurait trop se méfier), du tombeau d’Alfred de Nerval (personnage fictif inventé par Hugo en hommage à Gérard de Nerval), de destins funestes (“Les morsures, les rats, puis les enfants ont suivi les joueurs de flûte, les jeteurs de sort, les liseurs d’avenir dans les entrailles d’oiseaux, qui posent leurs questions au seuil des labyrinthes”) et de mille autres éléments, qui, tout comme les chapitres d’« Osgharibyan », composent un récit morcelé et parfaitement irrésumable. Dans ce texte d’allure parfois expérimental, construit à partir de narrations mais aussi de matériaux divers (fiches, rapports, listes, encarts), où se mêlent un passé pas tout à fait révolu où il est devenu possible de musarder et un futur dans lequel les humains sont devenus des “intermittents de l’immortalité” et où la science s’agrémente désormais de Muséums d’Histoire Artificielle, on se gardera bien de chercher un récit classique. Dans la mesure où il est possible d’y trouver des échos, peut-être des anticipations de ce que sera « Osgharibyan », on peut le considérer comme un galop d’essai – déjà prometteur, déjà réussi – un jalon dans la démarche créative et poétique de Léo Kennel. Une créativité, une inspiration dont il est question dans les pages de cet « Oiseau de secours », à travers la mention d’une poignée de personnages hantés par l’idée de réinventer le futur : “Ce qui les intéressait, c’était ce moment magique, quand survient la bonne idée, l’hypothèse miraculeuse, l’intuition de la direction à donner aux recherches. Ils recréaient les conditions selon eux propices aux découvertes ; ils travaillaient comme des forçats, ingurgitaient des connaissances dans toutes sortes de domaines en même temps, en quantités vertigineuses, puis, épuisés, ils se réunissaient autour d’un repas où l’alcool coulait à flots, et se racontaient ce qui leur passait par la tête pendant des nuits entières, griffonnant sur des nappes, des serviettes, le papier toilette et les bloc-notes qu’ils avaient pris la précaution de laisser traîner partout. » Ces moments magiques que scientifiques, anticipateurs, auteurs et autres artistes recherchent, il est sûr que Léo Kennel les a trouvés.
Titre : Osgharibyan
Auteur : Léo Kennel
Couverture : Gustaw Gwodzecki
Éditeur : Flatland
Collection : La Tangente
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 246
Format (en cm) : 10 x 20
Dépôt légal : avril 2024
ISBN : 9782490426416
Prix : 18 €
Les éditions Flatland sur la Yozone :
La collection La Tangente
« Protocole commotion » de David Sillanoli
« Wohlzarenine » par Léo Kennel
« Brutal deluxe » par Emmanuel Delporte
« Monstrueuse Féerie » de Laurent Pépin
« Angélus des ogres » de Laurent Pépin
« Pill Dream » de Xavier Serrano
Les anthologies
« Humanum in silico », anthologie
« Aventures sidérantes », anthologie
« Des lendemains qui shuntent », recueil de Bruno Pochesci
Le Novelliste
La chronique du « Novelliste 1 »
La chronique du « Novelliste 2 »
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