Bonjour Anne-Gaëlle. Peux-tu te présenter à nos lecteurs ?
Bonjour ! Je suis autrice de littérature pour la jeunesse depuis 2011, j’écris des albums ainsi que des romans, pour toutes les tranches d’âge et ce chez plusieurs éditeurs comme Larousse Jeunesse, l’Ecole des Loisirs, Sarbacane ou encore Nathan.
Tu as une double casquette d’autrice d’ouvrages jeunesse et d’autrice de Livre Dont Vous êtes Le Héros (LDVLH). Tout d’abord, quelle joueuse es-tu ? Comment es-tu tombée dans le bain du jeu ?
J’ai toujours aimé jouer. Quand j’étais jeune, on jouait beaucoup aux cartes et aux jeux de société « classiques ». J’ai encore mon « Richesses du monde », en francs ! C’était un de mes jeux préférés à l’époque.
Plus tard j’ai passé pas mal de temps à jouer avec mes enfants et c’est de cette façon que j’ai découvert les nouveaux jeux de société, et notamment les jeux coopératifs, d’abord par les jeux pour petits de chez Haba, comme « Le verger ». Ensuite nous avons découvert « Service compris » et c’est ce jeu-là qui m’a fait totalement plonger dans l’univers du jeu. J’ai commencé à vraiment m’y intéresser et à en acheter d’autres : « Camelot », « Skyjo », « Not Alone », « Mysterium », puis des jeux de bluff comme « Time Bomb », « Love Letter », jusqu’à des jeux un peu plus complexes comme « Wingspan », « Tiny Epic Galaxy » ou « Paléo ».
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À quel moment as-tu eu envie de créer des LDVLH ? Comment l’occasion s’est-elle présentée ?
J’ai adoré lire les LDVLH des années 80-90 de Steve Jackson et Ian Livingstone. Je ne comprends d’ailleurs toujours pas comment j’ai pu passer à côté des jeux de rôles. Sans doute parce que personne autour de moi n’y était initié.
Depuis dix ans, je vais souvent dans les classes pour parler de mon métier et de mes livres, et je me suis rendue compte que les enfants d’aujourd’hui, pour la plupart, ne connaissaient pas les LDVLH. J’ai trouvé ça vraiment dommage, et j’ai décidé de créer une collection accessible aux plus jeunes, une sorte d’initiation au LDVLH, modernisée et simplifiée, qui leur permettrait ensuite éventuellement de prolonger avec ceux de chez Gallimard. Je suis donc allée voir Sophie Chanourdie, l’éditrice de Larousse Jeunesse, avec qui j’avais déjà travaillé, et je lui ai proposé mon idée. Elle a tout de suite été emballée.
Dans les LDVLH d’aujourd’hui, il existe 2 écoles : la purement narrative où le joueur va de chapitre en chapitre, et l’adepte de la fiche de personnage et du lancer de dés. Tu as choisi la seconde voie, pour quelles raisons ?
Tout simplement parce que c’est l’immersion et l’interactivité proposées par cette « seconde voie » qui m’a tellement plu quand j’étais enfant ! Ça a vraiment été mon but dès le début : proposer une interaction forte, se rapprocher le plus possible du jeu de rôle.
Tes ouvrages sont-ils un hommage aux premiers LDVLH de Steve Jackson et Ian Livingstone ?
Bien sûr ! L’idée est vraiment de permettre aux enfants d’aujourd’hui de découvrir ce type de lecture en leur proposant quelque chose d’adapté à leur âge (et à leur époque).
La collection que tu as initiée, « Tu es le héros… » chez Larousse Jeunesse, comporte 3 titres. Comment as-tu choisi les sujets de chacun ?
J’ai commencé par « La forêt ensorcelée ». Pour ce premier titre j’ai choisi un univers assez « classique » du genre, avec un sorcier, des potions, un royaume à sauver...
Pour le deuxième, « Le château oublié », je suis partie sur un univers familier pour les enfants qui aiment l’aventure, celui des donjons, cryptes, cachots, fantômes, vampires...
Pour le troisième, c’est mon éditrice qui m’a suggéré de surfer sur deux évènements clef : le bicentenaire du déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion et les cent ans de la découverte de la tombe de Toutankhamon. De plus, l’Egypte se prête parfaitement à ce type d’aventure (il y a d’ailleurs quelques jeux de société sur ce thème !), avec son côté mystérieux, avec les hiéroglyphes, et les dieux à tête d’animaux...
Tu t’adresses à un jeune public de 8 à 12 ans. Penses-tu que les anciens LDVLH réédités encore aujourd’hui sont un peu trop difficiles pour le lectorat d’aujourd’hui (écriture, sensibilité…) ?
Oui, je pense que d’une part, les illustrations ne sont pas adaptées à des enfants de 8-9 ans, et que d’autre part certaines règles sont compliquées. Je me souviens des nombreuses pages à lire avant de démarrer l’aventure et de combats interminables... Je pense aussi que l’écriture et parfois l’humour de certains d’entre eux ont un peu vieilli.
Tu as mis en place un système de sauvegarde à plusieurs reprises dans le livre afin de ne pas tout recommencer depuis le début si jamais l’embranchement se trouve être malheureux. Est-ce à cause de souvenirs de pages retenues volontairement pour pouvoir revenir en arrière au cas où ? Quelle valeur ajoutée y mets-tu ?
C’est d’abord l’influence du jeu vidéo (j’ai moi-même beaucoup joué à la Gameboy, que j’ai toujours). Mes enfants sont de vrais « gamers », depuis longtemps, et j’ai donc sans doute été inspirée par leur expérience. Mais en effet, c’est aussi, bien entendu, lié à mes souvenirs de lecture de LDVLH. On se souvient tous avoir « triché » pour éviter de perdre (ou pour zapper un combat traînant en longueur). Dans mes livres, on peut également tricher, et je dis aux enfants que ça fait tout à fait partie du jeu, que ça ne me pose aucun problème. Mais grâce à ce système de sauvegarde, ceux qui veulent suivre les règles ne seront pas découragés s’ils font le mauvais choix alors qu’ils étaient tout prêts d’accomplir leur mission.
Il est écrit sur la couverture « Un jeu vidéo de papier ». Est-ce vraiment ce que tu voulais faire ressentir aux lecteur.ices ou sommes-nous dans l’argument marketing ?
J’étais en train de terminer l’écriture du premier tome et une classe m’a posé la question : « sur quoi travailles-tu en ce moment ? ». Je leur ai donc expliqué à quoi ressemblerait « Tu es le héros de la forêt ensorcelée ». C’est suite à cela qu’un enfant s’est exclamé « ah mais c’est un peu comme un jeu vidéo en papier ! ». J’ai raconté ça à mon éditrice qui a proposé qu’on l’écrive sur la couverture. C’est donc sans doute devenu un argument marketing ensuite, mais au départ c’est vraiment une parole d’enfant.
Cela m’a plu parce qu’il existait en 2019, année de la sortie de « La forêt ensorcelée », des tas de « pseudo » LDVLH, très simplistes, courts, avec des choix très réduits et aucune autre interaction. Je voulais me démarquer de ces livres en proposant quelque chose de plus complexe, de plus riche, en donnant une impression d’immersion plus poussée. Quelque chose aussi de plus ludique.
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Une édition collector du premier tome vient de sortir. Qu’est-ce que cela signifie pour toi ? Penses-tu que cela puisse avoir un nouvel impact sur la série ?
C’est une idée de mon éditrice. Comme le livre s’est bien vendu, et qu’il a déjà 4 ans, elle voulait proposer une version plus jolie et « enrichie » par des jeux. C’est un livre qu’on offre beaucoup à Noël, cela s’y prêtait donc assez bien. Je n’ai aucune idée de l’impact que cela peut avoir sur la série. Je pense que c’est surtout la sortie d’un nouveau titre qui relance à chaque fois la série.
D’ailleurs nous avons ouvert la collection à un autre auteur, Richard Normandon, passionné lui aussi de LDVLH, auteur chez Gallimard de romans en lien avec la mythologie et qui vient de terminer le prochain « Tu es le héros » qui paraîtra chez Larousse Jeunesse fin 2024.
Comment s’est déroulé ton travail avec les éditions Larousse ? Avais-tu carte blanche majoritairement ? T’ont-ils aidé sur le développement, les règles, l’arborescence ?
J’avais totalement carte blanche. C’est vraiment moi qui ai apporté le concept et j’ai développé l’intégralité des règles, fiche aventure, et arborescence de chacun des livres déjà parus. J’ai été aidée sur les deux premiers, par Ronan Janin, un ami qui a une grande expérience en tant que maître du jeu de jeux de rôle. Il m’a conseillée sur tout ce qui était gameplay, calcul des points, difficulté des combats, énigmes... Sur « La pyramide secrète », c’est mon fils qui a repris son rôle de conseiller car Ronan n’était pas disponible.
À chaque nouveau titre, deux éditrices suivent le projet au fur et à mesure, pour débusquer les erreurs d’arborescence, notamment. Et puis pour chaque livre il y a une phase de test, avec des livres imprimés que nous distribuons autour de nous, notamment à des enfants, et que nous testons également, les éditrices et moi-même.
Quelles sont les différences de travail entre la rédaction d’un roman et celle d’un LDVLH ? Prends-tu plus plaisir à l’un ou à l’autre ?
C’est totalement différent. Pour le LDVLH je commence par élaborer l’univers, la mission à accomplir, puis l’arborescence. Cela me prend beaucoup de temps, plusieurs mois. L’écriture vient ensuite, et ce n’est finalement pas le plus long ! Alors que pour un roman, c’est l’inverse : je passe quelques semaines à travailler au synopsis, aux personnages, et l’écriture me prend des mois. Pour un LDVLH je me concentre surtout sur l’interaction, l’immersion, l’aventure. J’essaye de faire en sorte que cela soit un peu différent à chaque fois. Les fiches aventure sont adaptées aux univers, par exemple, dans « La pyramide secrète », il y a des points de connaissance à acquérir et un cadran solaire à colorier, qui apportent des contraintes supplémentaires au lecteur.
J’aime alterner entre écriture de roman et écriture de LDVLH. Je ne pourrais pas ne faire que l’un ou que l’autre. L’alternance me donne une respiration. De même que j’alterne dans mon travail entre les genres, les formes d’écriture, les longueurs, les âges visés. J’ai une production assez variée.
Quels sont les retours de lecteurices que tu rencontres en salon ou en librairie ?
Ils sont excellents. En général en salon, les LDVLH sont les livres qui partent les premiers. Les parents sont très enthousiastes aussi, car cela leur rappelle ceux qu’ils ont lus adolescents. Certains les achètent pour les lire avec leurs enfants. Cela crée un moment de partage, d’échange avec leurs enfants, un moment de lecture autant que de jeu. Je n’ai pas vraiment de retour de libraires, mais les chiffres de ventes me prouvent que cette collection est bien défendue en magasin !
Es-tu désormais aussi contactée par des écoles ou collège pour parler de tes LDVLH et travailler autour d’eux ?
Oui, cela m’arrive régulièrement. Les enseignants apprécient beaucoup la facilité d’accès que propose cette lecture et l’aspect ludique qui enthousiasme leurs élèves. Les paragraphes courts et l’interaction permettent aux « petits lecteurs », un peu effrayés par les romans, de s’engouffrer dans la lecture. On me dit souvent que c’est une première lecture de roman qui rassure et donne envie aux enfants de prolonger avec d’autres choses. D’ailleurs en ce moment j’interviens dans des écoles où nous écrivons des histoires dont vous êtes le héros, parfois en faisant travailler plusieurs classes sur le même projet. C’est une très belle aventure, les enfants adorent ces séances et moi aussi ! Certains enfants se lancent ensuite dans l’invention d’histoire, chez eux.
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Quelles sont tes influences venant d’autres media, cinéma, livres, BD, peinture, jeux vidéo… ?
J’aime beaucoup les films qui jouent avec la temporalité, les embranchements d’histoire, justement, comme « Eternal Sunshine of a Spotless Mind », « The Hours », ou « Memento ». Je ne sais pas d’où me vient cette fascination pour les histoires non linéaires, pour les récits parallèles !
Le jeu vidéo est arrivé dans ma vie assez tard, j’étais une jeune adulte, donc je n’ai pas grandi avec ce média. Mais je suis sûre que si cela avait été le cas j’aurais été totalement accro ! Sinon, j’ai été fortement impressionnée enfant par le film « L’histoire sans fin », dans lequel un enfant entre en communication avec les personnages d’un livre et les aide à sauver leur monde fantastique. J’ai été vraiment absorbée par cette histoire. J’ai longtemps rêvé de pouvoir moi aussi interagir avec les fictions que je lisais. Aujourd’hui je dis souvent aux enfants que je rencontre que c’est exactement ce qui se passe quand on lit un « Tu es le héros ». Finalement je crois que je ne cesse de chercher une façon de revivre l’histoire sans fin.
Quelles sont tes techniques de travail en tant que romancière ? En tant que conceptrice de LDVLH ? As-tu des routines ?
En tant que romancière, je pars de quelques idées de départ, qui n’ont pas forcément de lien entre elles, j’invente des personnages puis j’élabore petit à petit un synopsis détaillé. Ensuite, je rédige, chapitre après chapitre, de façon linéaire. Puis une fois que la première version du roman est terminée, je reprends et je réécris certains passages, j’ajoute des chapitres, ou je réduis. Parfois je change la fin.
Pour les LDVLH je commence par l’univers, dont je liste tous les éléments qui pourront me servir. Par exemple, pour l’Egypte, la liste des dieux, des animaux, des lieux, des objets rituels, etc. Ensuite je définis le but de la mission que le lecteur aura à accomplir. Et puis je me lance sur l’arborescence. J’ai quelques techniques pour ne pas me tromper : faire une liste numéros de paragraphes et les supprimer à chaque fois que j’en utilise un. Ou bien noter les objets qu’on peut trouver pour me souvenir de les utiliser plus tard. Ce genre de chose. Mais c’est assez artisanal en vérité !
Peux-tu conseiller 3 ou 4 romans à nos lecteurs ?
« Charlie et la chocolaterie », de Roald Dahl, parce que c’était mon livre préféré lorsque j’étais enfant et qu’il est pour beaucoup dans mon envie d’écrire.
Mon roman « L’ignoble libraire », parce que le héros, Sohan est un passionné des LDVLH !
Et comme j’aime particulièrement les écrivaines américaines, je conseillerais « Esprit d’hiver », de Laura Kasischke, qui m’a réconciliée avec la lecture à une période où je ne lisais plus.
« Le chardonneret », de Donna Tart, qui est pour moi un chef d’œuvre absolu (l’adaptation au cinéma est très bien aussi).
Peux-tu conseiller 3 ou 4 jeux à nos lecteurs en nous disant pourquoi ?
Mon préféré : « Wingspan » !
La thématique est originale (les oiseaux), le matériel vraiment beau et agréable à manipuler, la complexité suffisante pour ne pas s’ennuyer sans avoir non plus à relire les règles entre chaque partie, la rejouabilité excellente et le temps de jeu optimal.
Sinon, très simple et très accessible : « Punto ». Un mini jeu d’alignement qui ressemble à un morpion très amélioré, qui se met dans la poche, et auquel il est tout aussi sympa de jouer à deux, à trois ou à quatre. On n’a qu’une envie une fois la partie terminée : recommencer.
Pour jouer avec des ados ou jeunes adultes : « Top Ten ». On tire une carte avec des propositions qu’il faut compléter, de la meilleure à la pire. Très drôle si on se prend un peu au jeu et qu’on a un peu d’imagination. On le sort très souvent pour y jouer avec nos (grands) enfants.
En coopératif : « Subterra ». Un univers original (la spéléo, avec un peu de fantastique), et une bonne sensation de jeu (surtout avec un peu de musique). Sans oublier une difficulté certaine qui force à vouloir recommencer !
Mais le monde du jeu de société est désormais tellement riche et varié... Difficile de se limiter à quatre !
Quels conseils peux-tu donner à d’apprenti.e.s créateurices de romans et de LDVLH ?
Bien réfléchir à l’univers et au but du jeu avant de se lancer. Etre organisé pour faire le moins d’erreurs possible. Prévoir des « nœuds », des passages obligatoires pour ne pas se retrouver avec une arborescence hors de contrôle. Exploiter le plus possible un nombre limité de paramètres (objets, caractéristiques du héros...) plutôt que d’en prévoir une grande variété sans véritablement les utiliser. Passer beaucoup de temps à tester toutes les possibilités. Et surtout... s’amuser !
Merci beaucoup Anne-Gaëlle pour tes réponses.
Merci à Yozone pour l’intérêt que vous portez à mon travail !
Liens utiles :
Le blog d’Anne-Gaëlle Balpe
À lire sur la Yozone :
La chronique de « Tu es le héros de la Forêt Ensorcelée – édition collector »
Illustrations © D.R.