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Sorcière et les Manananggals (La)
Jean-François Chabas
Le Rouergue, épik, roman (France), fantastique, 222 pages, mars 2023, 15,80€

Aoife Mag Aoidh, fille de la Grande Sorcière du Clan du Feu, est envoyée en Australie, très loin de son Irlande, pour rencontrer les mages locaux, capables de vaincre les Mananaggals, des créatures ignobles et mortelles sorties des profondeurs. Problème : sur place, les locaux ne semblent guère solidaires envers les Blancs, Ordinaires ou sorciers, car tandis que les premiers les oppriment depuis des siècles, les seconds n’ont jamais levé le petit doigt pour eux.



Jean-François Chabas s’investit énormément dans la défense des peuples aborigènes, et la reconnaissance du génocide qu’ils ont subi et subissent encore. Après « Red Man » et « Ils ont volé nos ombres », « La Sorcière et les Manananggals » les met à nouveau sur le devant de la scène.

La protagoniste principale, Aoife, n’est pas aborigène mais irlandaise, et sorcière. Sous ses traits d’ado, elle est dix fois plus âgée. Enfin, ses traits d’ado... Aoife a un problème, une malédiction lancée à sa naissance par un clan adverse, pire que le don d’une méchante fée : tous les mois, elle change de sexe, elle devient Caolan, un garçon. Si chez elle/lui c’est un détail, ici c’est un danger supplémentaire, comme le lui explique Alkawari, sa jeune guide qui doit... intercéder en sa faveur ? Car il y a la magie des hommes et celle des femmes, et des lieux interdits aux uns ou aux autres... Aoife/Caolan est déboussolé, dans ce pays écrasé de chaleur et de soleil, si loin des règles des clans de l’Obscur dans lesquelles elle a grandi.
L’auteur joue très bien (on en attendait pas moins de lui) avec la narration interne pour laisser planer le doute avant de nous révéler la malédiction de son héroïne, et traite tout en finesse la relation d’Aoife à son autre personnalité et son autre corps. Sa dualité, cette métamorphose accroit le trouble du corps adolescent, et se heurte à la sexualité plus fluide et sans tabou d’Alkawari. On a beau comprendre que ces deux gamines n’en sont pas vraiment, la première ayant 160 ans, la seconde étant bien mystérieuse, leurs rapports à leur apparence et leur corps changeant résonneront fortement chez les lecteurs « de leur âge ».

Au-delà de sa trame fantastique, de la quête d’Aoife d’un allié surnaturel, ce que Chabas raconte ici, c’est un choc de cultures, entre oppresseurs et oppressés. Il en grossit la puissance et les enjeux en les concentrant sur ces deux groupes de sorciers, qui exacerbent les traits inhérents à leur culture d’origine. Les sorciers irlandais, représentés par la mère, le père et le frère d’Aoife, sont des êtres cruels et fiers de l’être, le haut de la pyramide dominant les Ordinaires (nous autres pauvres humains), sans cesse assoiffés de pouvoir, de conquête, d’une puissance dont ils se rengorgent à s’en étouffer. Tout comme les Européens qui sont venus envahir, piller, réduire en esclavage des siècles durant. En face, Nyakul et Alkawari, les agents de Wanampi, leur jettent au visage toute la souffrance et les humiliations des peuples autochtones, et savourent le renversement des rôles, tout en étant lucides : les Blancs n’ont jamais rien demandé, ils ont toujours pris. Seront-ils capables de reconnaitre leurs torts ? la valeur de l’Autre ?
Tout cela prend corps autour de la venue de la Grande Sorcière pour négocier leur survie à tous. Et du fait de toutes ces passifs entre les uns et les autres, jusque dans la relation entre Aoife et son frère, ça va pas bien se passer.

Je m’en voudrais de trop en dire, tant « La Sorcière et les Manananggals » doit se découvrir, les pièces de l’univers, des personnages, de leurs relations s’emboîter peu à peu. Jean-François Chabas conçoit une trame de fond, avec ses sorciers irlandais, assez riche pour des centaines de pages, dans la lignée de Susanna Clarke,Neil Gaiman ou Benedict Jacka, dans le seul but de mettre en relief leur arrogance, leur cruauté, en parfait reflet de l’attitude colonisatrice des Européens, leur incapacité à s’excuser, leur manque total d’empathie, quand bien même l’Autre détient la clé de leur salut. Tout cela dans une scène au paroxysme de la tension. Aoife s’y retrouve en porte-à-faux, elle qui a eu tant de mal à nouer le contact, qui a consenti des efforts, des concessions à ses conceptions du monde, se prend en plein visage ce mépris universel des siens pour ceux qu’ils jugent inférieurs, et dont elle faisait partie.

Deux conceptions du monde, du rapport à l’Autre se heurtent violemment, tandis que le danger menace toute l’Humanité, et les vieilles querelles mettent en péril toute idée d’union. Jean-François Chabas, en postface, explique s’être inspiré d’un message sur les réseaux sociaux lors des prémices de la pandémie du COVID19, l’espoir d’un natif que le virus tuerait tous les Blancs et leur rendrait justice, comme un retour de bâtons des innombrables maladies importées par les colons qui décimèrent les peuples autochtones. Avec ses Mananangalls, il met en scène une menace similaire, aveugle aux différences, purement destructrice, et la folie des gens puissants de croire qu’ils peuvent s’en tirer et en tirer profit, quand il s’agit bien au contraire de faire front ensemble.

Court, riche, dense, comme toujours très bien écrit et maitrisé, « La Sorcière et les Manananggals » est une nouvelle leçon d’humanité à faire lire à tous.


Titre : La Sorcière et les Manananggals
Auteur : Jean-François Chabas
Couverture : Patrick Connan
Éditeur : Le Rouergue
Collection : épik
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 222
Format (en cm) :
Dépôt légal : mars 2023
ISBN : 9782812624421
Prix : 15,80 €



Nicolas Soffray
8 juillet 2023


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