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Trilogie Hussite (La), tome 1 : La Tour des Fous
Andrzej Sapkowski
Bragelonne, Historique, roman traduit du polonais, histoire fantastique, 574 pages, novembre 2020, 25€

En dépit des prophéties, la fin du monde ne survient pas en 1420. Mais en Bohême, l’hérésie hussite (de Jan Hus) inquiète les prélats catholiques de Saxe et de Silésie, qui envisagent une nouvelle croisade pour y mettre fin. Mais leur dernière déculottée les enjoint à un peu moins de témérité et plus de subtilité.
Herboriste, médecin, et un peu sorcier, le jeune Reinmar van Bielau, dit Reynevan, est aussi amateur de femmes, mariées éventuellement. Pour avoir séduit Adèle, la femme d’un seigneur, le voilà pourchassé par tous les beaux-frères, et sa tête mise à prix, par une bande de professionnels encore moins sympathiques. Protégé du chanoine de Breslau, il se voit conseiller de fuir, loin, en Hongrie. Mais il n’a qu’une idée en tête, retrouver son aimée.
Accompagné d’un déméritant fourbe et débrouillard, puis d’un géant au visage de demeuré qui cache bien son jeu, Reynevan va se retrouver témoin, voire acteur, d’une foule de mésaventures qui conduiront le pays à la guerre et sa personne dans une Tour des fous, comme une punition divine pour sa bêtise.



Si Andrzej Sapkowski est désormais mondialement connu pour son « Sorceleur », décliné en jeu vidéo et en série TV, à la seule lecture de ce premier tome, nul doute que sa « Trilogie Hussite » est son chef d’œuvre, un roman historique très documenté où l’imaginaire et le fantastique se mêlent par petites touches à une Histoire qui à elle seule est déjà captivante.

A l’image des « Rois Maudits » de Druon chez nous, il brosse ici, au travers des mésaventures de son greluchon (j’adore ce terme choisi par Lydia Waleryszak), un tableau terrifiant des années 1424-25 entre la Saxe, la Silésie et la Bohême. Une carte n’aurait pas été un luxe, pour se repérer quelque peu dans les errances de Reynevan, ses fréquents va-et-vient, mais surtout dans les manœuvres politiques, les conquêtes et les razzias. Mais on fait sans, tout comme on s’habitue à la graphie des patronymes slaves ou aux fréquentes citations latines dont les principales sont traduites en fin d’ouvrage (là encore, une note de bas de page aurait peut-être été plus pratique).

C’est donc une lecture exigeante, mais rarement laborieuse, et qui témoigne encore une fois, comme le disait Pratchett, de la supériorité de l’Histoire sur la fiction en termes de complexité. Entre les parentèles, les allégeances, les alliances, les clans, les assassinats crapuleux ou politiques, la Silésie du XVe siècle peut en remontrer aux œuvres de fantasy les plus denses.

Au coeur de cette histoire de pouvoir, il y a l’amour, la foi mais surtout l’argent. Notre héros et ses deux compagnons, Charley et Samson, sont témoins d’une réunion secrète pour organiser la croisade contre les hussites, contre lesquels le principal grief, derrière les arguties du culte, est bien de réclamer la pauvreté des serviteurs du Christ, à l’image de Saint François. Ce qui, bien sûr, horrifie les prélats dominicains qui se sont hissés au plus haut niveau de l’Etat, et les encourage à leur réserver le même sort qu’aux Albigeois : tous les cramer. Ah, que c’est beau, une guerre de religions, surtout quand tous les protagonistes ont la même...

Mais organiser une croisade n’est pas si facile. Le jeu des alliances doit fonctionner à plein. La levée d’un impôt spécial pour financer l’expédition donne surtout l’occasion aux Raubritters, bandes de « chevaliers brigands », de renflouer leurs caisses avant de prendre éventuellement la croix et laver ce péché. Rien de contradictoire.
Sapkowski s’y entend parfaitement pour nouer ces paradoxes politiques, tout comme il excelle à écrire de passionnantes (et passionnées) disputes religieuses, très enrichissantes pour le lecteur tant du point de vue historique que rhétorique. Même si, parfois, c’est la violence qui clôt le débat, ou la menace que telle parole fait penser sur l’espérance de vie de son auteur. Il ne fait pas bon être orthodoxe en Silésie.

Mais le roman sait aussi aller sur des terres plus picaresques, l’aventure de Neyveran est bourrée d’humour noir, de leçons apprises à ses dépens. Charley, le déméritant que son protecteur lui a imposé comme chaperon, est donc un religieux condamné pour des mauvaises pratiques dont nous ne saurons pas tout. Mais plus expérimenté des choses de la vie que notre godelureau, et bien plus sarcastique, il va lui mener la vie dure, physiquement et spirituellement, pour le garder vivant. Sa philosophie de vie étant que seules importent les choses qui lui sont profitables, il passe pour un drôle de religieux. La tentative d’exorcisme qu’il décide de mener au débotté pour dépanner un couvent tourne étrangement, et les voilà rejoint par Samson, un géant demeuré qui se déclare le vaisseau d’une entité d’un autre plan, aspiré là par leurs gesticulations. Charley n’est pas dupe, le suspecte d’être un excellent espion, mais Reynevan est plus circonspect, car plus au fait des mystères de l’univers.

Le roman déborde de l’Histoire, grande et petite, avec de nombreuses rencontres avec le Peuple Ancien ou des pratiquants d’Arts occultes, eux aussi pourchassés. Reynevan est accusé entre autres de sorcellerie, et si au début on l’attribue à la possession de quelques ouvrages sulfureux, le jeune médecin démontre des talents acquis lors de ses années d’études à Prague et qui, sans être phénoménaux, le tirent de mauvais pas.
La sorcellerie vint aussi des Grimpereaux, des chevaliers capables de se changer en oiseaux, qui lui collent indirectement aux basques et qu’on va découvrir très impliqués dans les meurtres qui frappent les marchands silésiens, dont le frère du héros.

Enfin, il y a l’amour ! Celui qu’il éprouve pour Agnès, la maîtresse dans le lit de laquelle commencent ses ennuis, le pousse durant une bonne moitié de ce volume à contrevenir à tous les conseils de prudence et de survie qui lui sont donnés. Il lui faudra le nez sur l’évidence, devant la belle à l’honneur bafoué, pour se dessiller. Et un autre charmant minois, celui de Katharina, fille d’un grand seigneur. De fait, Reynavan ne résiste pas à un sourire, un décolleté ou une paire de fesses rebondies, et dans une société où un regard appuyé sur une dame d’un rang plus élevé, ou simplement mariée, peut vous valoir a minima des coups de bâton, c’est un handicap si on souhaite vivre vieux.

Si la Tour des Fous prend corps dans les 100 dernières pages, elle est une menace permanente, elle plane tout le long de la fuite de Reynevan. Charley l’y destine s’il n’oublie pas Agnès et les plans foireux qu’il échafaude pour la retrouver, s’il ne se met pas un peu de plomb dans la tête. Mais c’est aussi tout le monde qui est fou, à vouloir une guerre de religion plutôt que la paix et une prospérité partagées.

Dense, exigeant, mais aussi truculent, « La Tour des Fous » confirme le très grand talent d’Andrzej Sapkowski et la puissance romanesque innée de l’Histoire.
Le dernier tome paraîtra en français avant l’été.


Titre : La Tour des Fous (narrenturm, 2002)
Série : Trilogie Hussite (La), tome 1/3
Auteur : Andrzej Sapkowski
Traduction du polonais (Pologne) : Lydia Waleryszak
Couverture : Didier Graffet
Éditeur : Bragelonne
Collection : Historique
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 574
Format (en cm) : 24 x 15 x 4,5
Dépôt légal : novembre 2020
ISBN : 9791028121006 / 9791028121341
Prix : 25 € ou 12,99€ en ePub



Nicolas Soffray
17 juin 2023


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