Le futur est placé sous le signe des sensations. “Glamourissime ! 20 mai 2040” décrit ce nouveau loisir, cette nouvelle drogue déclinée en 5 catégories, selon ce que l’amateur veut vivre. D’ailleurs l’auteure fait référence à Ken Liu et à ses particules utilisées dans « L’homme qui mit fin à l’histoire ». L’idée est brillante, donnant une pseudo garantie scientifique.
Régulièrement des pubs vantent tel ou tel produit jugé Glamourissime ! un vrai label de qualité.
Dans “Oreille amère”, un designer cherche de nouveaux produits, ce qui permet de mieux cerner ce marché lucratif. Les sensations sont même exposées, elles se vivent au fil d’un musée lunaire, élevées qu’elles sont au rang d’art dans “Tate Moon”.
Ce futur est toujours affaire de médias, il faut squatter l’infosphère pour exister, donner ce que le public veut, aussi c... que ce soit. Bootz est justement à l’affut de nouveaux sujets, ce qui l’entraîne sur le terrain mouvant des problèmes sociétaux. “L’arithmétique terrible de la misère” porte très bien son nom, Bootz est pris dans le mouvement, il apprend en ouvrant ses yeux et oreilles en contact avec la vraie vie.
Refuser d’exister sur le réseau revient quasi à mourir pour les autres (“WeSiP”).
Profits à tout prix sans souci des lendemains (”Une fatwa de mousse de tramway“) cohabitent avec des lois écolos poussées à l’extrême et surveillant la consommation des ménages, obligés de se lancer à la chasse au moindre gaspillage (“La mer monte dans la gamelle du chat”).
Un robot au comportement aléatoire, énervant plus son possesseur que lui rendant service, mais lui redonnant goût à la vie, est-ce possible ? “Sans retour et sans nous” montre non sans humour que c’est mieux qu’un chat.
Dans “Bobbidi-Boo”, le lac Léman se meurt, mais Mac ne peut se résoudre à partir, comme à se séparer du vieux robot de son père. Un ami lui demande assistance pour utiliser ses ressources numériques et enfin écrire son grand œuvre, ce à quoi Mac consent, mais sans imaginer que les espions sont partout. L’homme est toujours maître, mais...
Être une star donne bien des passe-droits, mais attention à ne pas franchir certaines limites, surtout à petit-pékin (“Sensation en sous-sol”). Dans “En noir et blanc et en silence”, la richesse permet de s’affranchir de bien des maux et même de repousser la mort au détriment des petites gens. Pour ces derniers, chaque jour est un défi consistant à dénicher sans cesse de petits boulots pour payer son loyer, manger... Tout est un luxe et la précarité du travail est de mise dans “Pâles mâles”.
Et la jeunesse dans tout ça, à quoi rêve-t-elle ? En arts plastiques, un élève crée une application permettant de voir des gens décédés (“Ennemy Insinme”). Quand il comprend qu’il avait un frère...
Ulalee Giampietro est lieutenant à la brigade criminelle de Seattle Police Department. Elle a connu un parcours difficile, mais n’a jamais perdu foi en l’homme. Au contraire, elle regarde les femmes d’un œil critique, cherchant leurs motivations. “Un temps chaud et lourd comme une paire de seins” et “La tête raclant la lune” mettent en scène cette femme forte à travers des cas à faire frémir les plus endurcis. Catherine Dufour dépeint un futur violent où la cruauté est de mise. Elle est gratuite, disponible partout et sans raison. Ulalee semble évoluer dans un cauchemar qu’aucun tabou ne jugule. Les débuts des deux nouvelles se ressemblent étrangement, décrivant Ulalee et lui donnant de l’épaisseur avant de nous plonger dans la misère de ce futur désenchanté où la violence est au rendez-vous.
Après lecture, ces quinze nouvelles forment un tout, elles illustrent des lendemains peu réjouissants où les inégalités ont augmenté et que les mêmes thématiques hantent. Sans parler de fix-up, il est difficile de se départir de ce sentiment d’unité, dessinant une histoire du futur proche. La valeur de l’ensemble dépasse la somme des parties qui la composent.
Toutefois, il ne faut pas oublier l’appendice qui est présenté sous l’avertissement : ceci n’est pas de la science-fiction. “La vie sexuelle d’Alfred de M.” nous plonge dans la vie d’Alfred de Musset. Fort documenté, ce texte est aussi plaisant et instructif qu’édifiant quant à la vie de cet écrivain.
“Coucou les filles !” s’avère le seul inédit et commence d’une façon qui m’a fait décrocher au bout de deux pages. Vanter les mérites d’une entrée, puis d’une salle de bain, avant séance de maquillage sur presque dix pages... très peu pour moi ! Résultat : j’ai lu en filigrane, me doutant qu’à un moment ou au autre, ça allait quand même décoller. Il suffit d’une rencontre avec un homme pour que ça dérape méchamment. Certains préparatifs minutieux trouvent alors leur explication. Si Ulalee aime profondément les hommes, rien de tout ça ici, l’homme est à écraser, à humilier, avant utilisation suivant le mode : faites tout vous même. Cette nouvelle trouve d’étranges échos avec celles justement dédiées à Ulalee. Dans quelle catégorie classerait-elle la femme ici présente ?
En préambule, Catherine Dufour explique sa démarche, le pourquoi de “Coucou les filles !”, terminant par ces mots : « Rien de vous oblige à lire - et vous êtes prévenu-e ». Rien de tel pour attiser la curiosité et pousser justement chacun à lire ce qui suit. Est-ce bien la peine de rajouter de la haine à la haine ? Et puis est-ce sa place dans un recueil de nouvelles de SF ? L’amateur d’imaginaire est-il mieux à même de comprendre la démarche ? Bien des questions sans réponses naissent après ce récit choc.
Le style de Catherine Dufour est direct, ses images fortes et percutantes, ce qui rend son écriture d’une redoutable efficacité. Elle donne vie à cet avenir sous l’emprise des réseaux et dédié aux sensations, sans oublier l’argent remettant chacun à sa place.
La belle couverture de Caza d’une tonalité grisâtre est traversée d’une bande verticale rouge, comme si la seule issue à ce futur se situait dans le sang versé, la violence pour prouver son existence. La femme vêtue d’une combinaison noire et ce serpent tentateur et fourbe ramènent plutôt à “Coucou les filles !” texte de loin le plus sanguinolent et en rapport avec notre présent. L’imaginaire de Catherine Dufour est immersif, étouffant, il laisse peu de place à la respiration, la tête du lecteur est pris dans un étau, mais sans qu’il essaie de l’en sortir, avide qu’il est de sensations distillées ici avec brio.
« L’arithmétique terrible de la misère », mieux qu’une science, un art à part entière.
Titre : L’arithmétique terrible de la misère
Auteur : Catherine Dufour
Couverture : Philippe Caza
Éditeur : Le Bélial’
Directeur de collection : Olivier Girard
Site Internet : Recueil (site éditeur)
Pages : 384
Format (en cm) : 14 x 20,3
Dépôt légal : septembre 2020
ISBN : 9782843449680
Prix : 19,90 €
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