Un conte de fées aux accents humains
Cinquante générations en arrière, le roi Aron, incapable de vaincre un fantôme, avait banni le Roi-Spectre dans le Donjon Rouge, l’y enfermant au prix de toute la magie du pays. Bien des héros moururent dans le Bois pour achever son œuvre, mais c’est un roturier, Mark Bouclier, qui brise la malédiction, grâce à son astuce plutôt qu’à sa force.
Ses pieds boueux et son langage vulgaire font sensation à la Cour lorsqu’il vient réclamer son prix. Mais en demandant la main de la princesse Gail, il se fait un ennemi aussi mortel qu’insidieux, le duc Richard, qui convoitait le trône par une union avec Gail. Le conte de fées prend vite fin, car Gail est une jeune femme rebelle, qui va imposer certaines conditions à son époux.
Accompagnés de Lissa, l’amie d’enfance et suivante de Gail, et de Valérian, un petit noble qui a tendu la main à Mark lorsque tous se moquaient de ses manières, ils partent prendre possession des terres offertes par le roi à son gendre, à savoir le domaine qu’il vient de libérer de la malédiction.
Et là-bas, les rumeurs enflent : les spectres seraient de retour…
J’en dis déjà beaucoup ici, aussi me tairai-je sur la fin de cette bonne histoire.
Pétrie de merveilleux, le roman de Sean Stewart se rattache à un genre très anglo-saxon initié par Lord Dunsany et dont certains excellents auteurs américains se sont emparés : la fantasy féerique, poétique et mythique, fortement inspirée des contes classiques. À ce titre, je ne peux que vous conseiller de lire Ellen Kushner, dont le « Thomas le Rimeur » a reçu le Mythopoetic Award ainsi que le World Fantasy Award (édité chez Hoebeke et Folio SF).
Ici, peu ou point de batailles, mais des duels d’apparence manichéenne entre un Bien et un Mal. Les duellistes s’affrontent par la foi en quelque chose ou quelqu’un, par le verbe ou par la pensée, et parfois par l’épée. Et la victoire est tantôt amère, tantôt libératrice…
« Le Fils de Nulle Part » prend le contre-pied des contes de fées. Dans ces derniers, le héros vainc le monstre, épouse la princesse et tout est bien qui finit bien. Sean Stewart part ici de la fin : le premier chapitre nous fait accompagner Mark durant son exploit, et dès le second le voilà venu réclamer son prix. C’est là que nous quittons la féerie pour la dure réalité. Rustre parmi les raffinés, Mark est méprisé par les nobles qui devraient le remercier. Le roi le premier refuse un temps de tenir la parole de ses ancêtres, à deux doigts de traiter Mark de menteur et d’usurpateur et de le jeter au cachot.
Le héros fait là l’expérience d’un univers dont il ignore les règles, et qu’il devra affronter avec le même courage que le Bois des Spectres. Idem pour sa relation avec son épouse, qui refuse de se laisser enfermer dans un rôle de mère, et a vu en Mark l’occasion de fuir les carcans de la Cour.
D’autres éléments viendront également briser les rêves tendres du futur idéal que Mark s’était imaginé.
Au-delà des éléments classiques de la fantasy et des contes, comme le rival sournois et son homme de main guère recommandable, l’auteur raconte une histoire d’apprentissage, celle d’un grand garçon qui devient un homme, en exorcisant le souvenir d’un père qui l’a abandonné.
Mais cette histoire, assez courte (270 pages) a quelques faiblesses. La partie centrale du récit, du second chapitre à la deux centième page, est assez factuelle, concentrée sur le « et après ? » et les aspects pratiques de la construction de ce futur rêvé par le héros.
Même s’il n’est pas exempt d’éléments nécessaires à l’intrigue, il faut attendre les 80 dernières pages (soit six mois de leur vie) pour que Mark et ses amis se posent les questions qui nous taraudent depuis le début, notamment : pourquoi avoir brisé le sort qui enfermait le Roi-Spectre ? Même s’ils ont d’autres préoccupations, on aurait apprécié un peu plus de jugeote de leur part.
Mais bon, c’est un conte merveilleux, et les personnages sont excellents, profonds, torturés, aussi passe-t-on sans sourciller sur ce léger déséquilibre, que l’auteur corrige avant qu’il ne soit trop tard.
Mais une copie à revoir…
Mais le plus gros défaut est à imputer à l’éditeur. Il y a en moyenne une coquille toutes les deux pages.
Bien souvent une majuscule superflue, ou au contraire absente, preuve qu’un peu de rigueur a fait défaut à la relecture. Des termes précis, désignant des lieux comme le Donjon Rouge, pâtissent de cette légèreté. Les rangs de la noblesse également.
La ponctuation est aléatoire, et les doubles espaces sont très fréquents après des points-virgules ou des deux-points. Certains guillemets ne sont pas fermés dès la fin de la réplique, mais au bout de l’incise qui l’accompagne, et cela à 15 reprises.
Des mots (courts) manquent, alors que des fautes d’orthographe élémentaires sont a contrario bien présentes.
Le sommet est atteint avec des noms propres à l’orthographe variable, notamment le duché de Hautesylve qui est tout d’abord deux fois « Hautes Cimes », le Roi-Spectre qui passe par “Hedrod”, “Hédrod” et “Hérold” (sur 17 occurrences). La médaille revient néanmoins au héros Mark Bouclier, qui par deux fois devient “Lebouclier”, mais qui, sur le résumé de quatrième de couverture, est “Mark Forgeron” !
Vous trouverez le détail dans le fichier ci-dessous. Lecture âpre certes, mais édifiante...
Que dire également du titre, « Nobody’s Son », très mal traduit ? D’autant que “Fils de Personne” , qui s’oppose à “Fils de Quelqu’un”, est un élément majeur de l’intrigue… le héros étant un paysan à la Cour, le fils d’un père absent, mais aussi parce que lorsqu’un nom est effacé d’une lignée (pour laver une honte), il devient Personne.
Est-ce parce que ce titre était déjà pris par un texte de Montherlant, une chanson de Johnny Hallyday et un polar italien traduit par Rivages en 2003 ?
Pour avoir assisté à la table ronde autour de l’édition lors des Imaginales 2009, j’ai entendu de la bouche même de Célia Chazel, directrice éditoriale de Mnémos, que ses effectifs ne sont pas légion. Mais alors je me pose la question : pourquoi avoir sorti ce roman, déjà vieux de neuf ans, dans ce qui est apparemment de la précipitation ? Mystère...
La plaquette presse de l’éditeur mettait en avant que Sean Stewart avait reçu le prix Aurora 1993. Intrigué de savoir pour quel titre, puisque « Le Fils de Nulle Part » est daté de 2000, je me rends sur le site des Aurora Awards, pour découvrir qu’en plus de 1993, Stewart a remporté l’Award également en 1994 pour… « Nobody’s Son ». Le roman est donc encore 6-7 ans antérieur au copyright auteur indiqué en regard de la page de titre…
Seul Calmann-Lévy a publié, il y a 3 ans déjà, un autre titre de l’auteur, « l’Oiseau Moqueur ». Apparemment, malgré le talent de cet auteur (aussi décoré du World Fantasy Award en 2000), les éditeurs français ne se hâtent guère de nous le faire découvrir.
« Le Fils de Nulle Part » est un très bon récit, qui sait fouiller l’âme de l’homme, de celui qui se cherche, dans un univers merveilleux écrit avec talent. Mais on a attendu ce roman 9 (ou 15) ans, et pour satisfaire complètement notre plaisir sans tressaillir à tout va, je crains qu’il ne faille attendre une réédition, revue et corrigée.
Titre : Le fils de Nulle Part (Nobody’s Son, 2000 ? ou 1993 ?)
Auteur : Sean Stewart
Traduction : Célia Chazel et Sandra Kazourian
Couverture : Marc Simonetti
Editeur : Mnémos
Site Internet : la bibliographie de l’auteur sur Wikipedia, le site des Aurora Awards
Collection : Fantasy
Pages : 270
Format (en cm) : 15,5 x 23,5 x 2
Dépôt légal : mai 2009
ISBN : 978-2-35408-043-3
Prix : 22 €