Ré édition au format poche d’un roman brillant, mais aussi dérangeant par sa narration, qui multiplie les pistes de lecture et les intrigues, « La Séparation » est effectivement un grand livre.
De ceux qui étonnent, éblouissent et inspirent le respect. Il est aussi de ceux qui suscitent parallèlement un sentiment de doute quant à l’utilité du propos et sortent tellement des sentiers battus qu’il en devient nécessaire de mettre en garde le futur lecteur.
Rien n’est évident, rien n’est simple et primaire dans « La Séparation » et le postulat de départ doit absolument tenir dans une volonté d’acceptation totale de l’imaginaire proposé.
Pour les fidèles de l’auteur, on retrouvera une construction narrative et des thématiques qui rappeleront le sublime « Le Prestige » (récit choral, histoire de jumeaux, interrogation sur la réalité et la vérité, interpellation quasi permanente sur l’ambivalence des relations amoureuses et sexuelles qu’entretiennent les personnages centraux). Mais si dans « Le Prestige » une histoire somme toute logique (bien que fantastique) encadrait une pensée créative féconde, Christopher Priest ajoute plusieurs dimensions, volontairement perturbantes, à cet opus.
Néanmois, sur la forme, on retrouve cet art d’écrire à la première personne et de livrer des clefs biographiques.
On tombera aussi, et c’est un axe de lecture supplémentaire, sur des situations uchroniques directement inspirées par l’histoire contemporaine via un épisode toujours mystérieux de la Seconde Guerre Mondiale : l’arrivée du numéro deux du régime Nazi (Rudolf Hess) sur les terres écossaises en plein milieu du conflit, dans la nuit du 10 au 11 mai 1941.
Tentative véritable de négociation d’une paix séparée, fuite d’un cacique du régime, coup de folie d’un homme prix au piège d’un état dictatorial, intox des services secrets anglais visant à déstabiliser le pouvoir hitlérien en lui faisant croire que tout était possible, les pistes historiques sont multiples, mais aucune explication circonstanciée et fondée sur des bases vérifiables n’a été à ce jour proposée au grand public.
Rudolf Hess s’est d’abord fait passer pour un fou lors du procès de Nuremberg avant de justifier ses actes, fut incarcéré à vie puis retrouvé pendu (suicide) en 1987 dans sa geôle de Spandau. Étrangement, la prison a été détruite et entièrement rasée quelques jours après sa mort (il n’en reste rien) et officiellement, le plus célèbre prisonnier des Alliés n’aurait jamais souhaité parler à personne entre sa capture et son décès car d’après ses gardiens soviètiques, il aurait basculé dans la folie dans les années précédents son décès.
Qui plus est, celui qui devrait représenter l’archétype du traître (ou de l’imbécile) pour les quelques illuminés du mouvement néo-nazi toujours en activité en Allemagne, est devenu la figure mythique du héros trompé et martyrisé par ses ennemis...
Bref, le territoire imaginaire est déjà en place pour les historiens contemporains, Priest s’en saisit et s’empare de ce mystère pour construire une des bases thématiques de son roman.
Mais il ne s’agit pas là non plus de l’axe central de « La Séparation ». Tout commence par l’enquête qui est menée dans un monde uchronique par un historien s’interrogeant sur ce qui s’est réellement passé le 10 mai 1941, date où l’armistice fut signé entre les deux grandes puissances. Ses recherches vont se concentrer sur deux jumeaux, les frères Sawyer, athlètes anglais médaillés aux JO de 1936 qui auraient rencontré Rudolf Hess mais aussi Winston Churchill.
Il faut dire aussi, qu’amoureux de la même jeune femme lors de leur passage à Berlin (une allemande d’origine juive qu’ils aideront à fuir le régime et le pays) et bien qu’opposés quant aux destinées du monde, leurs actes seront étranges jusqu’au bout. Ainsi, l’un va choisir l’engagement militaire dans la RAF et l’autre la Croix Rouge et le pacifisme.
À partir de là, Priest lance sa machine à plein régime. Dans une réalité, un frère meurt au combat et l’autre survit à la guerre. Dans une autre, c’est le contraire. L’un négocie la paix et l’autre devient l’assistant d’un double supposé de Churchill, l’un rencontre Rudolf Hess en 1936, l’autre plus tard, l’un épouse la jeune femme, l’autre devient son amant, etc.
Et au final, exercice de style et construction échevelée mixées habilement, on ne sait forcément plus trop ce qui est réel, fantasmé ou purement romancé via les confessions des personnages.
On peut aussi penser que par ricochets successifs une question épineuse est posée : mieux vaut-il une mauvaise paix qu’une bonne guerre ?
Sachant que plus de 50 millions d’êtres humains ont disparu lors de la Seconde Guerre Mondiale, nombreux sont ceux qui contestaient et contestent toujours la résistance guerrière d’un Premier Ministre anglais (heureusement obstiné pour nous). Il faut le savoir, Churchill n’était pas exempt de défauts et au cours de sa longue carrière politique, en Afrique du Sud et en Irlande tout particulièrement, il prit même des décisions plutôt bellicistes et horribles au profit du défunt Empire Britannique. Au plus fort de la guerre, quelques membres influents du Parlement condamnaient même son jusqu’auboutisme
Inutile de le dire, l’intérêt central de « La Séparation » tient dans la concrétisation d’un sentiment trouble lié à la perte de repères, à la contestation permanente des faits établis et à un procédé de désintégration de la pensée logique du lecteur, confronté à une histoire plus forte que lui.
D’où plaisir intense et quasi hypnotique ou gène permanente, c’est selon.
Toujours est-il qu’il ne faudra surtout pas aborder ce roman comme une uchronie pure et dure, ni comme une redite du « Maître du Haut-Château » de P. K. Dick. Même si on peut raisonnablement y trouver ses petits -l’architecture globale de l’intrigue peut susciter une sensation d’effet miroir entre les deux œuvres- Christopher Priest se distingue de l’œuvre de P. K. Dick par une volonté permanente de contrôler de A à Z son histoire. On s’en souvient, sur d’autres rives du rêve, les ondes de choc déclenchées par l’imaginaire de l’écrivain avait a contrario plutôt tendance à l’envahir.
Grand roman évident, mais mise en garde de rigueur pour ceux qui y chercheraient une histoire simple du type « et si... », on est bien loin des rituels établis et populaires d’un genre à la mode. On pourrait presque dire que « La Séparation » est le type même du roman que tout écrivain rêve d’écrire. Parfois, et malheureusement, ce ne sont pas obligatoirement ceux que la majorité des lecteurs souhaitent lire.
Fait dommageable et regrettable, mais aussi compréhensible et logique, tant ici un imaginaire pensé et complexe prend le pas sur une volonté de distraire pourtant présente (mais pas centrale).
Étonnant, génial et bluffant au finish.
Titre : La Séparation (The Separation, 2002)
Auteur : Christopher Priest
Couverture : montage d’après photos : Hulton Archive, Getty Images et Time & Life Pictures
Traducteur : Michelle Charrier (un grand bravo !)
Éditeur : Gallimard
Collection : Folio SF
Directeur de collection : Pascal Godbillon
Site Internet : fiche roman, fiche auteur
Pages : 485
Format : 17,8 x 10,7 (poche, broché)
Catégorie : F9
Numéro : 310
Code Hachette : A 35698
Dépôt légal : avril 2008
EAN : 9 782070 356980
ISBN : 978-2-07-035698-0
Prix : 7,40€
Première édition France : Denoël, coll. Lunes d’Encre (moyen format, 2005)