Après « Le Voleur » et son attachant narrateur totalement non fiable, Megan Whalen Turner poursuivait quelques années plus tard son aventure dans la Petite Péninsule. « La Reine d’Attolie » se déroule quelques mois à peine après la conclusion du « Voleur », mais la narration est toute autre.
Exit le point de vue d’Eugènides, nous voici en narration externe, alternant entre des personnages désormais familiers : le voleur, les deux reines, et quelques autres. On a accès à leurs émotions, mais de manière parfois moins intime mais, on l’espère, toujours sincère.
C’est du moins le cas pour la froide reine d’Attolie, qui par coutume s’appelle Attolia (comme la reine d’Eddis s’appelle Eddis) [1] dont on découvrira, miette par miette, les moyens par lesquels elle est arrivée sur le trône et comment elle le conserve dans un monde d’hommes de pouvoir.
On a un petit doute devant Eugènides, notamment lorsqu’il va être amputé : joue-t-il la comédie, ou est-il (à juste titre) terrifié ? Lui qu’on avait cru si malin pour se jouer du Mage de Sounis et de tous les pièges, on oublie qu’il n’est encore qu’un grand ado, et on le voit grandir, prendre sa taille d’homme au long des mois que dure cette histoire.
La focale s’élargit davantage aussi sur le plan politique : Attolia accueille un ambassadeur de l’Empire Mède, Nahuseresh, un homme onctueux, fin stratège et séduisant. En apparence, Attolia ne se montre pas insensible à son charme, mais elle est aussi consciente qu’il avance ses pions, car la place de roi d’Attolie est à prendre, et la reine plutôt séduisante. On le détestera d’emblée, et découvrir que ses compliments et ses attentions ne sont qu’une façade ne nous surprendra aucunement. On le voit, Megan Whalen Turner développe avec ses deux reines un récit clairement féministe, et si à Eddis les hommes restent en retrait du pouvoir, fidèles à leur reine, Attolia doit quant à elle sans relâche les affronter, opposants comme sujets soi-disant loyaux.
Tandis qu’Eugènides panse ses plaies et son esprit, les trois royaumes (car Sounis ne va pas laisser passer l’occasion) jouent à fleurets plus ou moins mouchetés, entre jeu diplomatique et attaques franches, sur terre ou en mer. Des territoires changent de main. Des gens ordinaires meurent. Des marchands marins se font pirates. L’autrice nous fait suivre la guerre par les rapports transmis aux deux reines et leurs conseillers, nous laissant voir la réussite ou l’échec des manœuvres des uns et des autres, des négociations habiles et des trahisons plus ou moins anticipées. Et on savoure chaque coup d’Eddis qui fait mouche, comme on serre les dents à chaque défaite. Car, admettons-le, la famille du Voleur, ce petit royaume montagnard, a bien plus notre sympathie que l’immense Attolie, avec sa reine au masque de pierre et les Mèdes en embuscade. Mais cela va changer.
On entend parler des Puissances continentales, royaumes autrement plus importants, qui rajoutent une couche de stratégie. S’ils laissent Sounis, Eddis et l’Attolie s’écharper, ils ne laisseront pas les Mèdes étendre leur influence sur la Péninsule. Ce n’est pas un garde-fou ni une assurance, seulement un paramètre supplémentaire pour les belligérants : quoi qu’il arrive, l’Attolie ne doit pas tomber entre les griffes de l’Empire Mède.
Et c’est là qu’Eugènides revient dans la partie. Après avoir surmonté la perte de son bras, la peur de son impuissance, le dégoût de son moignon, il est encore sujet à de violents cauchemars. Ses proches lui interdisent les hauteurs, de peur qu’il ne tombe, comme finissent traditionnellement les Voleurs d’Eddis, comme est morte sa mère... Eddis envisage d’exploiter ses connaissances autrement, de le marier à une jeune fille qui contrebalancera son tempérament...
Le thème du mariage arrangé est le sujet d’un mythe, conté par Eddis, qui puise dans les dieux grecs, entre Hadès & Perséphone et Héphaïstos, avec un dieu forgeron, reclus dans sa caverne, qui demande à sa mère une épouse qui voudra de lui. La mère pense avoir drogué la candidate idéale, mais celle-ci l’a vue venir, et si elle accepte son sort, c’est aussi en mettant sa propre mère sur dos de la déesse. Le conte est d’autant plus moral qu’il rejaillit sur la suite de l’intrigue, rendant la tentative d’Eddis presque ridicule face au plan machiavélique (au sens premier du terme, la filiation avec la Renaissance étant assez claire, les couvertures le clamant haut et fort) que le Voleur va déployer pour mettre fin à la guerre et chasser les Mèdes.
« Tu es devenu bien impitoyable avec les années, constata le mage.
— Et j’ai encore de nombreuses années devant moi »
Dans son exécution, Megan Whaler Turner n’a rien à envier aux grands noms de la fantasy du début du XXIe siècle : une nouvelle fois, elle nous laisse croire que tout a échoué, que les Méchants l’emportent (et c’est presque le cas) avant de laisser au lecteur (un peu) attentif une étincelle d’espoir. C’est ici une paire de boucles d’oreilles et un serment ambigu qui n’a rien à envier à celui d’Iseult dans la matière de Bretagne. Comme dans le tome précédent, peut-être même un peu plus tôt, on savoure alors le retournement à venir. Et on ne sera pas déçu.
« Dis à ta reine que je ne lui rendrais pas son voleur cette fois-ci. »
(et je vous laisserai découvrir la phrase suivante, c’est dans le chapitre 17)
Mais plus encore, l’autrice ne se satisfait alors pas d’un happy end, comme si une victoire décisive balayait tout le mal accompli. Car il est tâche plus difficile encore : faire la paix. Négocier. Satisfaire toutes les parties. Faire des sacrifices. C’est dans cette conclusion que le personnage d’Attolia, dont on aura vu les origines de sa froideur, se réchauffera, en sacrifiant une partie de son image de reine sans pitié, tandis qu’Eugènides s’interrogera sur ses croyances, déjà mises à mal dans le temple (dans le tome précédent) et l’implication des dieux dans cette guerre et le libre-arbitre de chacun. Surtout le sien.
Un tome haletant, très politique mais aussi teinté de réflexion sur la notion de choix. Il va maintenant falloir s’armer de patience pour attendre « Le Roi d’Attolie », semble-t-il le tome qui a fini d’asseoir la réputation de l’autrice. Autant dire que le temps va être long d’ici 2026...
Titre : La Reine d’Attolie (the queen of attolia, 2000)
Série : Le Voleur de la Reine, 2/6
Autrice : Megan Whelan Turner
Traduction de l’américain (USA) : Yoko Lacour
Couverture : Portrait de Jane Seymour (détail), Holbein, 1536
Éditeur : Monsieur Toussaint Louverture
Site Internet : page roman (très détaillée !) (site éditeur)
Pages : 286
Format (en cm) : 22 x 14,5 x 3
Dépôt légal : octobre 2025
ISBN : 9782381962177
Prix : 18,50 € (16,50€ jusqu’au 30 novembre 2025, une raison de plus de se jeter dessus !)