Écrit à la première personne, avec un narrateur qu’on devinera rapidement très très peu fiable (et qui pourtant nous bluffera sans mal), « Le Voleur » est une pépite de fantasy, à la hauteur de « l’Assassin Royal » de Robin Hobb, dont il est contemporain. Et alors que le roman obtiendra la médaille Newbery 1997 (le meilleur livre jeunesse de l’année aux USA) et le Mythopoeic Award en 2011, il faut attendre 2025 pour qu’un éditeur français propose sa traduction. Merci Monsieur Toussaint Louverture, qui en plus donne à l’ouvrage ses lettres de noblesse dûment méritées, avec une édition haut de gamme : reliure rehaussée d’or, très beau papier et traduction impeccable (pour un prix modique, qui plus est). Pas de jaspage tape-à-l’œil comme c’est la mode actuellement, mais un habillage presque intemporel pour un livre qui ne l’est pas moins.

L’univers se démarque rapidement de la fantasy de l’époque. Le vocabulaire, la toponymie et la patronymie évoquent clairement le bassin méditerranéen antique. On parle de naos, de mégaron plutôt que de palais. On sent la culture classique de l’autrice, Thucydide et Xenophon en tête. Le pays est ensoleillé, planté d’oliviers, le bord de mer jouxte la montagne. On n’aurait pas été contre une petite carte, toujours très appréciée en fantasy, mais elle n’est pas indispensable : il y a Sounis, la barrière de montagnes d’Eddis, et de l’autre côté l’immense Attolie (et pas Anatolie). Moi qui l’ai lu d’abord en épreuves, avec une couverture blanche, j’ai été surpris, l’édition finale en main, de ce choix de costumes Renaissance italienne : les indices sont en effet rares, et tardifs, et on peut s’imaginer l’action se déroulant dans une datation floue post-Antiquité.
Les mythes grecs sont aussi présents dans le roman. Lorsque nos cinq voyageurs campent et racontent les mythes fondateurs de la péninsule, on y retrouve la même matière de dieux faillibles et jaloux, qui créent et détruisent, et de leurs enfants qui doivent faire preuve d’astuce pour tirer leur épingle du jeu. Ainsi Gen racontera-t-il l’histoire d’Eugenides, le premier Voleur, auquel il est dédié, portant son nom, comme tous les voleurs d’Eddis. Via le mage, l’autrice interroge sur la malléabilité des mythes, les versions alternatives qui servent les intérêts des différentes civilisations, et les morales qu’elles en tirent. Leurs échanges sur la religion, la foi, voire l’existence même des dieux sont très intéressants, là encore entre conceptions personnelles et culture de leurs différents royaumes.
C’est à la fois un voyage, un casse et un huis-clos que ce « Voleur ». Un voyage qui nous fait découvrir le monde, furtivement, dans un trajet pressé, incognito. Le mage pousse l’allure tandis que Gen, qui a bien compris que sa présence et sa participation seront indispensables, en profite pour réclamer toutes les faveurs possibles. Sorti crasseux de sa cellule, forcé de se laver à la fontaine d’une auberge tant il pue, il se plaint de la faim, des courbatures... Tout cela irrite le mage et Ambiades, son apprenti presque adulte - et le moins talentueux, tandis que Pol, plus jeune que Gen, se laisse davantage amadouer - mais c’est le voleur qui le bat froid un temps.
On le devine peu à peu, chacun se jauge. Nous autres lecteurs avons le point de vue de Gen, et il fait autant de mystère à ses compagnons qu’à nous, tandis qu’il en apprend le plus possible sur leur compte. Ils sont au grand air, mais se cachent, limitent les contacts avec les autochtones au strict minimum. Et Gen est autant perçu comme un outil que comme un prisonnier, avec une liberté de mouvement très restreinte, quand il n’est pas purement et simplement attaché.
Vient ensuite le casse : un temps abandonné, mal accessible. Seul face aux dangers, aux mystère, aux dieux ?, Gen redevient sérieux. L’épreuve est à la hauteur de son talent. Et c’est là que le moins attentif des lecteurs réalisera qu’il nous mène en bateau depuis le début, autant qu’il a trompé le mage. Pour ma part, moi qui suis bon public et souvent aveugle, j’ai tiqué un peu plus tôt, lorsqu’une phrase (une seule, ne la manquez pas) laisse entrevoir l’arnaque à laquelle il va se livrer. Mais bon, j’ai 30 ans de lecteur de fantasy, adulte et jeunesse, à mon actif, et je ne vais pas jeter la pierre à un roman écrit il y a justement 30 ans, et en a inspiré tant d’autres. Et j’en ai attendu avec d’autant plus d’impatience et de curiosité LA scène où Gen allait jouer sa carte et changer les règles d’un jeu qu’il avait jusque-là subi (ou fait mine de...)
Le butin récupéré, c’est l’heure de trahir. La bande se délite, les loyautés volent en éclats, alors que le petit groupe est en plein pays ennemi. Tout s’emballe, et Gen donne l’impression d’être encore une fois le jouet des décisions des autres, notamment du mage... avant que les choses ne basculent et que la lumière se fasse pour nous comme pour les personnages, dans une dernière partie haletante et maligne, qui bouleverse beaucoup de nos repères. On referme le livre avec un petit "whaouh !" de surprise et de satisfaction, appréciant d’avoir été mené en bateau avec autant de constance et de talent.
Cerise sur le gâteau, ainsi que les lecteurs anglophones l’ont découvert à l’époque, Megan Whalen Turner, poussée à l’édition par Diana Wynne Jones (excusez du peu niveau marraine), prolonge son histoire quelques années plus tard avec « La Reine d’Attolie », avant d’annoncer qu’il s’agira d’une saga de six volumes, indépendants mais se suivant, variant les points de vue. elle les écrit en prenant son temps : le dernier est paru en 2020. Grâces soient rendues à Monsieur Toussaint Louverture, nous n’aurons pas à ronger notre frein 20 ans, seulement 2 : « La Reine d’Attolie » sort simultanément, les deux suivants sont programmés pour 2026, les 2 derniers pour 2027 (on espère dès janvier !)
Et comment vous dire ? « La Reine d’Attolie », tout en étant différent, plus politique, est du même niveau : le plus haut.
Titre : Le Voleur (thief !, 1996-2000)
Série : Le Voleur de la Reine, 1/6
Autrice : Megan Whelan Turner
Traduction de l’américain (USA) : Yoko Lacour
Couverture : Portrait du prince Alexandre Farnèse, Sofonisba Anguissola
Éditeur : Monsieur Toussaint Louverture
Site Internet : page roman (très détaillée ! (site éditeur)
Pages : 250
Format (en cm) : 22 x 14,5 x 3
Dépôt légal : octobre 2025
ISBN : 9782381962153
Prix : 18,50 € (16,50€ jusqu’au 30 novembre 2025, une raison de plus de se jeter dessus !)
Je vous laisse également apprécier (et me jalouser un peu) tous les petits suppléments dont l’éditeur nous a gâtés, nous les chroniqueurs-blogueurs-influenceurs : une plaquette vantant la Petite Péninsule, riche en éléments que vous découvrirez peu à peu dans le roman, les "17 commandements du voleur" de Gen, sur une imitation de parchemin médiéval, un marque-page avec la reine d’Attolie mêlant mosaïque et Art Nouveau (j’adore), une carte "Malchance - vous êtes libéré de prison", qui colle parfaitement à la situation initiale - ou ce que Gen veut vous en faire croire ; un sous-verre avec les deux antagonistes, et enfin, le fameux savon du Mage, auquel il tient tant (et que Gen lui usera immodérément) et qui embaume le romarin.
