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Petite musique du futur (La)
Katerina Poladjan
Rivages, traduit de l’allemand, littérature générale, 157 pages, avril 2025, 18,50€


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« Nul astre, nul soleil n’avait le droit de s’immiscer dans l’orbite des autres jusqu’à produire les conséquences imprévisibles qui s’exprimaient à présent dans l’épouvantable désordre de ses pensées. »

On est loin, très loin de Moscou et des grandes villes, au fond de la Sibérie, dans une modeste cité dont on ne saura jamais grand-chose sinon qu’elle est le siège d’une usine d’ampoules électriques, d’un centre d’expérimentations en lien avec le programme spatial et d’un musée local. Dans ce bout du monde marqué par la glace et la neige, Katerina Poladjan s’intéresse à l’existence des habitants d’une communalka, un immeuble communautaire habité par des personnes à revenus modestes. Il y a là deux agents du contrôle ferroviaire, Hippolyte Ivanovitch Kossolapy et son épouse Lioubov Maksimovna, les Karisen dont on ignore à peu près tout, le professeur Matvei Alexsandrovitch, la soixantaine, qui en marge du programme spatial teste l’effet de la centrifugation sur le corps humain, et surtout quatre générations de femmes d’une même famille : la petite Krochka, fille de Ianke, vingt ans, qui ne pense qu’à la musique, elle-même fille de Maria Nicolaivna, elle-même fille de Varvara Mikhailovna.

« Les quelques mots que Varvara Mikhailovna saisit au vol suffisaient à faire comprendre de quel côté basculerait le navire : avenir, fin, début, privilège, mer, territoires périphériques, mars, Moscou, momie, jardin, téléphone, guerre, optimisme, musique. »

C’est au matin de l’annonce à la radio, par une marche funèbre de Chopin, du décès de Konstantin Tchernenko, dirigeant de l’Union Soviétique, que commence ce roman très court et concentré dans le temps, qui consiste avant tout en une série de chapitres apparaissant comme autant de scènes consacrées à la manière dont tout ce petit monde cohabite dans des espaces modestes où il est difficile de trouver une réelle intimité. Des instantanés, des fragments de vie, des aspirations, des souvenirs. Un ours-tirelire, symbole sans doute de l’économie soviétique (toujours vide et pourtant les choses fonctionnent) et mascotte de la kommunalka, un petit Musée d’Histoire et d’Ethnographie qui tourne en roue libre depuis que son directeur, devenu fou, s’amuse à disséminer des vignettes obscènes à travers les expositions, les attentes dans des files pour obtenir des aliments dont on ignore la nature et qui peut-être seront épuisés le temps que l’on arrive au guichet, des grossesses précoces et non désirées, la préparation d’une fête d’anniversaire et d’un concert par l’inconséquente Ianke qui ne rêve que de musique, et par ses amis Andreï et Pavel, un chat nommé Gagarine, les boîtes pleines d’un collectionneur excentrique, tels sont quelques-uns des éléments entrant dans la composition de ce microcosme. Un monde du quotidien et des petites joies, un monde de grisaille et de rêves, de liaisons cachées, de grands et de petits drames, de distractions rares, d’aspirations, de projets, et de doutes sur l’avenir.

« Était-ce la seule question intéressante dans cette affaire ? Qu’est-ce qui va en résulter ? »

Cette « Petite musique du futur » est en fait à la fois celle d’un monde passé-présent – celui de Tchernenko – et d’un futur proche au sujet duquel les invités de la fête déjà s’interrogent. Les Russes, il est vrai, connaissent à l’époque une période de valse-hésitation marquée par l’éphémère réformateur Iouri Andropov, le retour en arrière de Tchernenko et bientôt l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev, suscitant des espoirs qui seront douchés par l’effondrement de la Russie soviétique, prélude, comme on le constate avec quelques décennies de recul, à de nouveaux retours en arrière. La valse mortuaire de Chopin, c’est peut-être en définitive celle d’un pays confit dans une vision passéiste et qui refuse obstinément de prendre un véritable essor, qui reste à jamais incapable d’entrer de plain-pied dans le futur. Une ambiguïté, un vacillement, une perturbation qui s’expriment au cours de la fête du dernier chapitre par des aspects étranges, surréalistes, des notes mi-horrifiques mi-poétiques qui, entre espoirs et incertitudes, entre peurs et désillusions, entre prescience et angoisse, présagent d’un avenir qui jamais ne se révélera durablement meilleur.


Titre : La petite musique du futur (Zukunftmusik, 2022)
Auteur : Katerina Poladjan
Traduction de l’allemand : Corinna Gepner
Couverture : Kharbine
Éditeur : Rivages
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 157
Format (en cm) : 14 x 21
Dépôt légal : avril 2025
ISBN : 9782743666194
Prix : 18,50 €


Les éditions Rivages sur la Yozone :

- « La Confrérie des mutilés » par Brian Evenson
- « Portrait du baron d’Handrax » par Bernard Quiriny
- « La Ronde de nuit » par Bora Chung
- « Chants du cauchemar et de la nuit » par Thomas Ligotti
- « La Vieillesse de l’axolotl » par Jacek Dukaj
- « L’Occupation du ciel » de Gil Bartholeyns
- « L’Odyssée des étoiles » par Kim Bo-young
- « L’île de Silicium » de Chen Qiufan
- « La Messagère » de Thomas Wharton
- « Les Vagabonds » de Richard Lange
- « Comptine pour la dissolution du monde » de Brian Evenson
- « Un bon Indien est un Indien mort » de Stephen Graham Jones
- « Mon cœur est une tronçonneuse » de Stephen Graham Jones
- « N’aie pas peur du faucheur » de Stephen Graham Jones
- « Hiérarchie, la société des anges » par Emmanuel Coccia
- « De la réminiscence » par Maël Renouard
- « L’Attrapeur d’oiseaux » par Pedro Cesaro
- « Une bonne tasse de thé » par George Orwell
- « Petites choses » de Bruno Coquil
- « L’Inventeur » de Miguel Bonnefoy
- « Qui après nous vivrez » par Hervé Le Corre



Hilaire Alrune
25 juin 2025


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