
« Ces articles recomposent le récit de ton oncle congelé, éventent la fiction qui l’entourait, dissipent en partie sa bruine, éclairent au néon, d’une lumière crue, le drame. »
C’est au cours d’une conversation anodine avec sa compagne coréenne Minkyung que l’auteur entend parler pour la première fois parler de son oncle Kim Sang-Young, retrouvé mort gelé à Toronto, plusieurs jours après s’être enfui d’un hôpital psychiatrique, au début des années soixante-dix. D’emblée, ce fait divers non seulement le fascine, mais l’obsède : une obsession qui bientôt obsèdera Minkyung à son tour, et qui les lancera sur les traces de son passé.
Un oncle interné puis congelé, un père devenu fou, une tante suicidée, une autre tante ayant fait carrière aux Etats-Unis en dépit d’une schizophrénie sévère la poussant à régulièrement s’effondrer victime de coups de feu imaginaires et persuadée que le FBI campe dans sa cave “pour la dégommer avec des M.A.S.E.R., des armes à énergie dirigée et des flingues à micro-ondes”, Minkyung semble sur le plan familial avoir de qui tenir, et n’apparaît pas elle-même comme un parfait modèle de stabilité. Mais l’hypothèse d’une tendance psychotique familiale à composantes génétiques – pas assez romanesque, sans doute – ne semble pas effleurer l’auteur, à moins qu’elle ne lui paraisse trop simple.
Les voilà donc à investiguer tous azimuts, à travers le réseau, à travers la géographie – retour en Corée – à travers les mémoires des uns et des autres, au grand dam d’une famille coréenne qui s’est toujours évertuée à pousser les souvenirs peu conformes aux modèles de réussite sociale sous le tapis et ne semble pas vraiment disposée à raviver les souvenirs volontairement occultés. Mais tous deux s’obstinent. Confiné en Chine au début de la pandémie (source d’un autre livre de l’auteur, « Un hiver à Wuhan »), Alexandre Labruffe met à profit son oisiveté forcée pour écumer le réseau à la recherche du moindre entrefilet consacré au fait divers. Les contradictions entre les articles nourrissent son obsession : il y a quelque chose de trouble dans le trépas de cet homme retrouvé congelé au fond d’un puits, d’un « regard » sur un système de climatisation.
« Le décès de ton oncle, le 8 décembre 1972, signe en quelque sorte, Minkyung, la fin de la conquête de l’astre lunaire au XXème siècle. »
L’oncle gèle la nuit du 7 au 8 décembre 1972, en plein lancement de la dernière mission Apollo, avec à son bord Gene Cernan, Ron Evans et Harrison « Jack » Schmitt, les derniers hommes qui marchèrent sur la lune. Mais le contexte historique n’est pas seulement céleste. L’envol des internements et des suicides ayant accompagné l’essor économique de la Corée, la communauté coréenne au Canada, l’histoire intriquée de la Chine, du Japon, de la Corée et de la Mandchourie, viennent aussi s’en mêler, à travers les destins complexes des uns et des autres. Un enlèvement réel ou imaginaire, des anecdotes, des rituels de désenvoûtement aussi complexes qu’inefficaces, un effarant mariage post-mortem, des rencontres de hasard dans les bars, des fantômes, des charlatans, des escrocs, de la paranoïa viennent se mélanger dans le shaker d’une investigation à la fois rationnelle et délirante, une enquête sombrant dans les brumes stochastiques au gré des croyances et des avis ici d’un quidam, là d’une connaissance sans connaissances particulières. Une investigation qui, une fois le rationnel épuisé, semble condamnée, non sans humour, à s’effilocher, à partir en quenouille, à échouer dans le cul-de-sac d’un rituel chamanique donnant in fine l’impression que le narrateur et son amie se sont à leur insu fait droguer par des substances volatiles. Mais peu importe : du début à la fin, on aura vécu, on se sera bien amusé, dans un tourbillon existentiel rythmé, en running gag, par les jeux de mots involontaires en anglais et en français de l’amie coréenne. Et l’auteur aura également réussi, ici et là, à faire passer l’émotion des aspirations inassouvies et des destins brisés, des compromissions et des fatalités, du passage du temps qui emporte jusqu’aux derniers souvenirs.
Partir d’un fait divers plus vraiment vivace et en faire l’objet d’un livre, c’est un peu comme écrire un livre de voyage consacré à une topographie limitée : un projet qui frôle la gageure et pourrait se solder par un excès de digressions, de remplissage, d’artifices. Mais avec ce « Cold Case », Alexandre Labruffe, qui a plus d’un tour dans son sac, parvient à tenir le rythme et la distance sur un peu plus de deux cents pages. Un projet un peu fou au départ – aussi fou que l’enquête elle-même – et certainement pas gagné d’avance, qui se solde par un petit livre plaisant, plein d’humour, où l’on voit les personnages rebondir comme les billes dans l’étendue d’un flipper-monde dont ils cherchent à déterminer les schémas cachés, les tracés occultes, les fatalités prévisibles, mais aussi les chemins de traverse et les sorties dérobées.
Titre : Cold case
Auteur : Alexandre Labruffe
Couverture : Le Bain, Chloé, 2001
Éditeur : Folio (édition originale : Gallimard, 2024)
Collection :
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 7526
Pages : 239
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : mai 2025
ISBN : 9782073096500
Prix : 8,50 €