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Shelter
Christophe Carpentier
Au Diable Vauvert, roman (France), OLNI, 173 pages, janvier 2024, 18,50€

Pour leur premier rendez-vous, Shelley et Terry exposent leurs attentes amoureuses. Elle n’a vécu qu’un grand amour, foudroyé par un accident mortel, et estime devoir se donner à l’autre jusqu’à la mort. Lui considère le sexe comme non seulement superflu mais source de lassitude et de discorde. Deux visions pas forcément concordantes. Mais ils se retrouvent un mois plus tard et tentent l’expérience d’une vie de couple selon leurs critères absolus.



Troisième opus de Christophe Carpentier au Diable Vauvert, selon la même recette : du dialogue pur, sans guère de didascalies. Des échanges cette fois-ci très philosophiques dès l’ouverture, avec des personnages certains de ce qu’ils veulent, sans faux-semblants (L’Homme-canon) ni approche prudente (Carnum). Mais l’auteur poursuit sur le même principe littéraire : une pièce jusqu’au-boutiste, peut-être jusqu’à un certain absurde, teintée de fantastique, en écho à un phénomène social qui se dessine déjà.

Il va être difficile d’en dire plus sans en révéler, d’autant que la prose de Carpentier est brève et efficace, comme précédemment. Donc cessez de me lire si vous ne voulez pas vous gâcher la surprise de la lecture, qui compte pour moitié dans le plaisir de lire « Shelter ». Ou au moins sautez le paragraphe suivant.

Nos deux protagonistes atteignent une plénitude extatique à se regarder dans les yeux, main dans la main, ce qui provoque l’incompréhension d’une amie de Shelley, dont le couple repose beaucoup sur la satisfaction sexuelle (de monsieur notamment). Puis, à l’occasion d’un repas de famille, les voilà qui commencent à fusionner, se fondre l’un dans l’autre. L’un panique tandis que l’autre y voit l’accomplissement tant attendu, et il faudra un temps de séparation, de réflexion, avant de réaliser que c’est inéluctable, tant leurs esprits sont déjà à l’unisson. De leur fusion naît Shelter, contraction de leurs deux prénoms, être totalement asexué et androgyne, dont l’existence réelle et surtout administrative n’est pas sans problèmes. Après une réaction un peu épidermique, les parents s’organisent pour y apporter une solution.

Christophe Carpentier interroge ici, avec la malice qu’on lui connaît, ce qui fait le couple aujourd’hui. Les questionnements initiaux de ses héros, mais aussi les situations de leur entourage (parents, amie), en montrent la disparité, la fragilité et la futilité. Leur quête d’absolu, de vrai fait donc sens, dans un monde gouverné par les apparences et les accommodements. Le rejet de la sexualité, corvée obligatoire, pression sociale de la reproduction, culte de la performance physique dictée par le porno... tout cela fait écho aux questions de genre, de non-binarité de Shelter, à sa plastique neutre, dépourvu d’organes génitaux.
En dernière partie, on touche la question de la mutation, d’une réaction évolutive à... quoi ? la surpopulation ? l’anthropocène ? Le roman coïncide ironiquement avec les annonces gouvernementales tout aussi farfelues et ubuesque de « réarmement démographique », et la scène finale n’en est que plus savoureuse et réactionnaire.
Moins drastique, c’est aussi tout le propos de l’acceptation de ses choix de vie sentimentaux par ses proches, même s’ils sortent de la norme, même s’ils semblent contraires à la nature ou à notre éducation.

Pour nos deux personnages, c’est le test de leur engagement, de leurs limites, mais aussi d’une certaine inéluctabilité de leur choix. À vouloir être aussi absolus, leur chemin est une pente fortement inclinée. Shelley l’a mieux compris que Terry, qui croit pouvoir faire machine arrière avant de se plier au processus dont il a été pour moitié l’initiateur.
Pour ce qu’ils deviennent, c’est une autre affaire. Cela arrange leurs parents d’imaginer Shelter comme un mélange des deux, voire d’eux et d’un tiers de mystère. La réalité génétique de la créature diffère de sa réalité psychologique, amalgame de ses deux « parents », qui s’en émancipe vite, dès lors qu’iel se forge une nouvelle identité propre. Un concept proche à celui de notre progéniture, « chair de notre chair » et autre à la fois.

Une lecture brève encore une fois, mais dont la valeur ne se mesure pas au nombre de pages, loin de là, puisque chaque chapitre, aux échanges mordants, pousse à la réflexion, à son propre examen en regard des choix des protagonistes. La fin a des accents de conte noir, acide, comme de bien entendu, pour clore en apothéose une histoire au sujet poussé à l’extrême.


Titre : Shelter
Auteur : Christophe Carpentier
Couverture : Olivier Fontvieille
Éditeur : Au Diable Vauvert
Collection : Littérature française
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 173
Format (en cm) : 20 x 13 x 2
Dépôt légal : janvier 2024
ISBN : 9791030706574
Prix : 18,50 €



Nicolas Soffray
21 février 2024


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