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Rocky, dernier rivage
Thomas Gunzig
Au Diable Vauvert, roman (Belgique), anticipation, 356 pages, mars 2023, 20€

L’effondrement a eu lieu, mais sur sa petite île privée, Fred a pu mettre sa famille à l’abri. Les caves sont pleines de nourriture, le serveur rempli de films, de livres, de musique... Dans ce minuscule paradis, coupé de tout et surtout du mal qui ravage la planète, Fred et sa famille survivront. Pour quoi ? Et à quel prix ?
Et si cette sécurité n’était qu’une illusion ?



Une nouvelle fois, Thomas Gunzig s’attaque aux puissants dans un roman d’une apparente douceur mais d’une violence psychologique d’une justesse remarquable.
Fred, son personnage, est « un malin », ancien startupeur qui a senti le vent tourner et su investir sa fortune dans un refuge pour lui et les siens, un petit îlot si dérisoire qu’ils n’y seront jamais inquiétés par d’éventuels réfugiés.
Seulement voilà, le roman commence quatre ans après leur arrivée, et on sent tout de suite que quelque chose a foiré : Fred est dans un train-train de maintenance des équipements, Hélène sa femme se bourre d’anti-dépresseurs avant de rêver à l’amant de sa jeunesse, son fils Alexandre campe à l’autre bout de l’île, faisant passer le goût amer des baies hallucinogènes avec des alcools forts dont la villa regorge, et il ne revient que pour recharger son iPod. Jeanne, enfin, grande ado, est complètement absorbée par une série pour ados et rêve d’un retour au lycée en reine du bal. Plus personne ne se parle, tout le monde se néglige... On devine que quatre années d’isolement ont fini par éroder toute civilité, mais il y a plus : on évoque un chien, d’autres gens. L’horreur se devine, et l’auteur nous renvoie en arrière tandis qu’une catastrophe s’abat sur l’îlot.

On aura pu lire dans la presse que « Rocky, dernier rivage » était une histoire de survivalisme ; pas du tout. C’est l’histoire d’un bunker de millionnaire, et de pourquoi c’est la pire idée du monde. C’est l’histoire d’un type, d’une famille à qui l’argent permettait tout, et qui se retrouve dans un monde où l’argent n’est plus rien, et le pouvoir qu’il leur donnait non plus.
Parce que sur l’île, en plus de nourritures terrestres et spirituelles, Fred a engagé un couple de domestiques. Des braves gens, certes, mais qui remettent en cause l’ordre employeur/employé lorsque les nouvelles déclarent la fin de toute société capitaliste.

Pour Fred, c’est son monde entier qui s’effondre : le voilà à la merci d’un autre homme qui possède dans leur situation le véritable pouvoir, celui d’assurer la maintenance de l’île, de les maintenir en vie. Idem pour sa femme, qui demande leur participation au ménage et à la cuisine. C’est la rébellion des esclaves volontaires, puisqu’il n’y a plus ni carotte ni bâton.
Bien entendu, Fred n’a pas la réaction saine et humaine qui aurait garanti l’équilibre et la paix : il s’évertue à vouloir être le chef, le dominant, et ne concède que de minimes miettes au couple.
Gunzig, par le jeu des points de vue, nous laisse une marge de perception. Mais si les domestiques refusent d’être désormais traités comme tels, c’est sans méchanceté ni menace, simple état de fait. Par contre, la paranoïa et l’égoïsme de Fred, tout son passif de riche mâle blanc vont lui faire imaginer et craindre le pire de leur part. Son logiciel sociétal de capitaliste, donc d’homme des cavernes, n’est pas adapté.
Il y aura donc une rupture violente. Et des conséquences, celles découvertes au début du roman.

Mais parce que le propre de l’homme est de devoir s’adapter, et s’incliner face à la Nature, l’auteur envoie une seconde calamité : une tempête magnétique qui efface tous les serveurs de l’ile. Fred ne parvient à sauver, dans cette soupe de giga-octets, qu’un film : « Rocky ». L’auteur enfonce le coin dans les failles des tenants du tout-technologique : en l’absence de livres papier (jugés trop encombrants), comment aborde-t-on l’éternité avec une seule œuvre ? L’humain a besoin de loisirs, de divertissement, et l’île avait déjà des allures de prison. Si l’évasion de l’esprit n’est plus possible, que vont-ils devenir ? Sans musique, Alexandre s’enfonce encore davantage dans l’alcool. Jeanne, dévastée par la perte de sa série fétiche, va réagir le plus violemment, déclenchant à son tour une réaction en chaîne, nous conduisant naturellement à cette fin sinon heureuse au moins terriblement belle comme l’auteur en a la recette.

Une nouvelle fois, Thomas Gunzig explore les failles de l’homo sapiens du XXIe siècle, persuadé de son pouvoir sur le monde, oublieux de sa fragilité, de celle de l’argent, de la hiérarchie sociale. Un colosse aux pieds d’argile, seulement capable, lorsque le sol s’effondre, de hâter sa chute.
C’est écrit avec douceur, simplicité et beauté. On sent le malin plaisir à lister toutes les précautions prises par Fred, les stocks de nourriture et de boissons, les banques de données, le matériel top technologique... Cette foi aveugle en son infaillibilité, et en miroir son absence d’humanité, qui fait de lui le plus gros danger pour ce projet.
On rit comme on tremble durant notre lecture, tout en étant conforté dans cette certitude que jamais, jamais les riches ne sauveront le monde avant leur petite personne.


Titre : Rocky, dernier rivage
Auteur : Thomas Gunzig
Couverture : NC
Éditeur : Au diable vauvert
Collection : littérature
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 356
Format (en cm) : 20 x 13 x 3
Dépôt légal : mars 2023
ISBN : 9791030706055
Prix : 20 €



Nicolas Soffray
13 février 2024


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